Charlemagne était-il si “grand” ?
CHARLEMAGNE signifie Charles “le Grand”. Fait plutôt rare, on l’a appelé “le Grand” de son vivant. Ce titre, il le dut à ses qualités de conquérant, de bâtisseur d’empire et d’homme politique. De plus, il travailla au développement de l’agriculture, construisit des ponts et des routes, encouragea l’instruction publique et s’intéressa beaucoup à la religion ainsi qu’aux mœurs du clergé et du commun peuple.
Cependant, bien qu’il fût qualifié de “grand” par ses contemporains et par les historiens, sa vie n’est certainement pas un modèle à proposer à la jeunesse, surtout pas à la jeunesse chrétienne. Il réalisa peut-être de grands exploits et accomplit de grandes œuvres, mais il fit preuve d’une ambition impitoyable et de fourberie et commit de nombreux crimes.
Enfant illégitime, Charlemagne naquit vers 742, et ce n’est qu’après sa naissance que son père et sa mère firent légaliser leur union. Au début de 768, à la mort de son père Pépin le Bref, il régna sur le royaume franc, en même, temps que son frère. Puis, en 771, après la mort soudaine et mystérieuse de celui-ci, il devint l’unique souverain des Francs. Il fut couronné empereur d’Occident par le pape en l’an 800, et mourut en 814.
Ses exploits militaires
Le grand-père de Charlemagne, Charles Martel, fut ainsi surnommé à cause de ses exploits militaires mais surtout parce qu’il arrêta l’invasion arabe à la bataille de Tours en 732. Son fils Pépin le Bref, se rendit également célèbre par ses guerres. Il amena le pape à approuver son usurpation du trône des rois francs. Il partait du principe qu’il valait mieux que le trône soit occupé par quelqu’un de capable plutôt que par un héritier légitime, mais faible et débauché. Il se fit élire roi, et l’évêque Boniface lui donna la consécration religieuse. Il devint ainsi le premier monarque d’Europe “par droit divin”. À cette époque-là, le royaume des Francs comprenait principalement ce qui est à présent la France et l’Allemagne de l’Ouest.
Alors qu’il était encore très jeune et régnait en même temps que son frère, Charlemagne réprima sans pitié une révolte de l’Aquitaine, région du sud-ouest de la France d’aujourd’hui. C’était la première d’une cinquantaine de campagnes militaires. Quand le pape demanda son aide contre Didier, roi des Lombards, Charlemagne défit ce roi et profita de l’occasion pour annexer son territoire et prendre le titre de roi des Lombards.
Il dut cependant arrêter ses conquêtes en Italie pour repousser les incursions des Saxons. Sur une période de trente-trois ans, il lança dix-huit expéditions contre eux avant de les soumettre complètement. Selon la Nouvelle encyclopédie catholique (angl., tome 3, page 497), ces guerres “s’accompagnaient d’une extrême brutalité et de déportations (...). La résistance des Saxons était entretenue par le fait que Charles voulait les obliger à accepter le christianisme”. Quelle ironie que d’employer “une extrême brutalité” pour obliger des gens à “accepter le christianisme” ! Il est vrai que Charlemagne ne fut ni le premier ni le dernier à commettre des crimes au nom de la religion dite “chrétienne”.
Poursuivant ses visées ambitieuses, Charles soumit la Bavière grâce à des intrigues et à des menaces. Il combattit également les Avars, peuple de pillards apparentés aux Huns, qui semaient la terreur. Pendant des siècles, ils avaient été le fléau de l’Europe. En une certaine occasion, ils firent 270 000 prisonniers à Constantinople. L’historien Lord parle d’eux comme de barbares, “ne pensant qu’au pillage”, qui “étaient plus redoutables par leur nombre et leurs dévastations que par leur habileté militaire”. Ils résistèrent à Charlemagne avec un tel acharnement que lorsque ce dernier parvint à les soumettre, ils étaient presque complètement anéantis.
Un des grands revers militaires de l’empereur eut lieu au retour d’une expédition en Espagne. À Roncevaux, les Gascons attaquèrent son arrière-garde sans défiance, tuèrent 20 000 soldats et emportèrent tout le butin.
Par ses conquêtes militaires et son habileté politique, Charlemagne étendit considérablement la domination franque. Les Francs dominaient la plus grande partie de ce qui est aujourd’hui la France, l’Allemagne de l’Ouest, l’Autriche, la Suisse, les Pays-Bas, la Belgique, une partie de l’Espagne et une bonne moitié de l’Italie. On peut dire qu’il a pleinement réalisé ses ambitions politiques, mais en renonçant à tout scrupule. Cependant, un tel succès donne-t-il à un souverain le droit d’être appelé “Grand” ?
Sa politique
On a dit que Charlemagne a transformé l’Europe non seulement par ses conquêtes, mais également par son habileté politique. C’était un grand administrateur. Il publia une quantité énorme d’ordonnances appelées “capitulaires”. En outre, des inspecteurs itinérants, les missi dominici, étaient envoyés par deux pour exercer une surveillance sur les comtes, ou gouverneurs de comtés. L’un était laïque, et l’autre ecclésiastique. Ils écoutaient les plaintes et réglaient les affaires, car “l’empereur ne pouvait accorder à chaque individu toute l’attention nécessaire ni lui administrer le châtiment requis”.
Il s’occupa également de réparer ou de construire des routes et des ponts, encouragea l’application de meilleures méthodes d’agriculture et répartit les peuples dans son empire au mieux des intérêts de ce dernier. Il imposa un système uniforme de poids et mesures et une seule monnaie pour tout l’empire, à la place des soixante-sept sortes qui étaient jusque-là frappées localement. C’était une source de profit pour lui-même et pour son gouvernement. Son système monétaire (1 livre = 20 sols ; 1 sol = 12 deniers) a été adopté par un roi anglais, et il n’a été abandonné que récemment en Angleterre. La France et l’Allemagne se sont montrées plus avisées, car depuis longtemps elles ont abandonné le système de Charlemagne en faveur du système décimal.
La culture
On a dit que Charlemagne était “un homme d’une curiosité intellectuelle insatiable, s’intéressant à de nombreux domaines et exigeant beaucoup de qui il pouvait apprendre”. C’était, pourrait-on dire, un autre aspect de son ambition égoïste. Il persuada l’Anglo-Saxon Alcuin, un des hommes les plus savants de son temps, de venir à sa cour pour “semer les graines du savoir dans l’État franc”. Il attira encore de nombreux autres étrangers. Le clergé reçut l’ordre d’établir des écoles dans les villes et les villages, afin que les parents puissent y envoyer leurs enfants gratuitement, à moins qu’ils ne désirent payer et n’aient les moyens de le faire. C’est pourquoi, les écoliers de France célébraient encore récemment la “Saint-Charlemagne” en l’honneur du “fondateur des écoles”.
L’empereur, s’intéressa également aux arts, de sorte qu’on peut parler d’une “renaissance carolingienne”.
Le type d’écriture employé dans la plupart des pays occidentaux s’est développé sous son impulsion. On l’appelle généralement écriture “romane” ou “latine” pour la distinguer de l’écriture gothique. Les efforts de Charlemagne en faveur de l’instruction portèrent de tels fruits que des années plus tard, le roi Alfred d’Angleterre fit venir des savants français pour réorganiser l’enseignement dans son pays. Comme un historien français l’a bien dit, “Charlemagne a posé les fondements de l’enseignement moderne tout entier”.
La religion
En ce qui concerne sa religion, on pourrait dire que Charlemagne ressemblait aux chefs religieux du temps de Jésus qui, en réalité, disaient : “Faites ce que je dis, mais pas ce que je fais”, et qui filtraient le moucheron et avalaient le chameau (Mat. 23:2, 3, 24). Il s’imaginait avoir été divinement mandaté pour établir le Royaume de Dieu sur la terre, mais il a employé la ruse, l’intrigue et une extrême brutalité. Chacun de ses projets importants était revêtu d’une signification religieuse. Il détruisit les idoles et les bois sacrés des Saxons, et leur donna le choix entre le baptême et la mort. Cependant, vers la fin de son règne, Alcuin parvint à le persuader que des baptêmes forcés n’avaient aucun sens, car on pouvait obliger un homme à se faire baptiser mais pas à croire. Il professait un grand attachement pour le pape, et en plusieurs occasions, il lui vint en aide quand ce dernier était menacé par des forces armées. Cependant, aux dires d’un historien, “le résultat de sa politique semblait toujours être un camouflet pour le pape”.
Sur certaines questions religieuses, il se montrait supérieur au pape et aux évêques, et il leur faisait librement des remontrances concernant la doctrine, les mœurs et l’exercice de leurs fonctions. Dans tous ces domaines, leurs manquements étaient lamentables. Un des nombreux conseils d’ecclésiastiques qu’il convoqua avait pour but de condamner l’enseignement selon lequel Jésus était le fils adoptif et non le Fils véritable de Dieu. Le conseil devait condamner le culte des images, tout en laissant les gens libres de le pratiquer. Malgré les remontrances du pape, Charlemagne ne céda pas.
Il connaissait bien la Bible et aimait la citer pour appuyer les mesures qu’il prenait. Il montra l’intérêt qu’il portait au Livre en en faisant faire une révision avec l’aide d’Alcuin. À propos de ce travail, Charlemagne s’exclama : “Dieu nous aidant en toutes choses, nous avons déjà accompli une correction soigneuse de tous les livres de l’Ancien et du Nouveau Testament, que les copistes, dans leur ignorance, avaient altérés.” Quoique dans sa vie personnelle il ne se conformât pas aux justes exigences de Dieu, il avertissait ses sujets que son salut à lui dépendait de leur conduite à eux, car Dieu le tiendrait pour responsable de leurs actes.
Quant au rôle qu’il joua dans son couronnement par le pape Léon III le 25 décembre 800a, il y a une grande divergence d’opinion parmi les historiens. Beaucoup estiment qu’il était au courant de ce qui allait se passer et qu’il était tout à fait d’accord. D’autres partagent le point de vue de son biographe personnel, Eginhard, qui prétend que si Charlemagne avait su quelles étaient les intentions du pape, il ne serait pas entré dans la cathédrale ce jour-là. Certaines remarques semblent confirmer les affirmations d’Eginhard. En effet, plus tard, “la façon d’agir de l’empereur âgé (...) laisse entendre que le titre impérial n’a pas apporté grand-chose de nouveau pour ce qui était de l’administration du royaume. Parfois une action royale semblait en contradiction avec l’idée qu’on se fait d’un empire (...). En 813, après que deux de ses fils furent morts, il couronna personnellement Louis (le Pieux) comme son successeur, empêchant ainsi la papauté de prendre une part quelconque dans le choix ou l’intronisation de l’empereur”. — New Catholic Encyclopedia, tome 3, page 499.
Était-il vraiment “grand” ?
Peu d’hommes en vérité ont été comme Charlemagne, appelés “Grands” de leur vivant par beaucoup de leurs contemporains. Toutefois tous ne l’ont pas considéré ainsi. L’empereur se montrait si implacable dans la poursuite de ses ambitions qu’il s’est tramé plus d’un complot contre sa vie. L’un d’eux, qui impliquait son fils premier-né (méprisé par son père parce qu’il était bossu), faillit réussir. Mais, ce qui importe plus que l’opinion des hommes, c’est l’opinion de Dieu. Il regarde au cœur (I Sam. 16:7). Pour Charlemagne, la loi de Dieu sur la sainteté de la vie humaine et du sang n’avait aucune importance. Sans doute pensait-il que “la fin justifie les moyens”. Pire encore, alors qu’il faisait la morale aux autres, à commencer par le pape, et qu’il stigmatisait particulièrement le clergé, qui de son temps était bien connu pour son immoralité, lui-même avait des maîtresses et des concubines. Comme l’a dit un de ses biographes, “au cours de son règne, le meurtre, les purges et le pillage existaient conjointement avec les réformes, la civilisation et l’unification [d’une partie] de l’Europe”. À sa charge également, il faut compter les machinations peu scrupuleuses qui lui ont permis d’acquérir la Bavière et d’anéantir les Avars. Il était même disposé à épouser la cruelle impératrice Irène, afin d’unir l’empire byzantin au sien.
Les historiens considèrent généralement que le massacre, en un seul jour, de 4 500 Saxons rebelles est “la plus grande flétrissure de sa vie”. Tandis qu’il exprimait souvent son inquiétude quant à la manière dont Dieu le traiterait, rien ne permet de penser qu’il ait jamais éprouvé du remords pour cet acte sanguinaire. Il avait voulu donner une leçon aux Saxons, mais la rébellion reprit de plus belle. Dans sa vanité, Charlemagne ambitionnait d’être un nouveau “roi David”, mais contrairement à celui-ci, ses guerres n’étaient justifiées par aucun commandement divin. De plus, après avoir péché, David éprouva un chagrin et un repentir sincères.
On a dû aussi reconnaître que l’unité de son empire dépendait principalement de sa forte personnalité. Il n’a pas bâti solidement, car selon Winston, un de ces biographes, “la structure politique que Charlemagne a créée s’est désintégrée (...) rapidement après sa mort”. Bien qu’il soit connu comme Charles “le Grand”, il n’est grand ni aux yeux de Dieu, ni aux yeux de ceux qui vivent selon les principes de la Parole divine.
[Note]
a Quoique de nombreuses autorités en la matière considèrent cette date comme celle du début du Saint-Empire romain, d’autres préfèrent l’an 962, quand Othon Ier d’Allemagne fut couronné empereur par le pape.