Que se passe-t-il dans l’univers des jeux vidéo?
DU JAPON aux États-Unis, d’Europe en Australie, des millions de gens, jeunes et vieux, sont gagnés par une nouvelle manie. Portant les noms étranges de Pac-Man, Ton King-Kong, Space Invadersa, Battlezoneb et Backman, les jeux vidéo ont envahi non seulement les salles de jeux, mais aussi les magasins, les supermarchés, les stations-service, les restaurants rapides dits fast-foods et presque tous les lieux publics. Les grondements tonitruants et les lumières criardes de ces engins fascinent l’imagination d’une nouvelle génération de joueurs à un degré qui frise l’obsession.
En douze mois, aux États-Unis, les jeux vidéo des salles d’attractions ont rapporté à eux seuls la somme vertigineuse de trente milliards de francs français, soit le double du chiffre d’affaires de l’industrie du cinéma et le triple des recettes réunies du base-ball, du basket-ball et du football professionnels. À 1,50 franc la partie, on a donc fait 20 milliards de jeux et on y a consacré en temps l’équivalent de 75 000 années. La vente des vidéojeux à brancher sur un poste de télévision atteint aux États-Unis six milliards de francs français par an. Il reste à deviner combien de temps on y passe!
On imagine aisément qu’un phénomène d’une telle ampleur ait des effets à long terme sur les participants. Un sondage montre que 90 pour cent des joueurs sont du sexe masculin et que sur ce nombre 80 pour cent sont des adolescents. Selon une autre étude, neuf adolescents sur dix vont dans les salles de jeux. Cela signifie que même si les vidéojeux sont de plus en plus courants dans les foyers, ce sont les salles de jeux avec leurs machines à sous qui attirent le plus de joueurs. Et c’est sur les jeunes garçons que ces jeux exercent le plus d’attrait.
Y a-t-il un aspect positif?
Pour nombre de psychanalystes, les jeux vidéo ont un effet salutaire sur les joueurs. “Beaucoup de divertissements ne demandent au joueur que de rester passif, dit un professeur de psychologie, mais ces jeux-là réclament une participation active. Il faut les diriger et, pour les adolescents, cet aspect est particulièrement important.” Un autre expert déclare: “La variété qui existe dans les jeux électroniques permet aux gens de satisfaire des besoins de l’esprit qui ne pourraient l’être autrement.”
D’autres estiment que les jeux vidéo sont utiles, car, après tout, disent-ils, nous vivons à l’ère de l’informatique. Plus tôt nous initierons nos enfants à la conception et aux techniques des ordinateurs, et plus ils seront en mesure de se familiariser plus tard à leur utilisation. Ces jeux sont des stimulants intellectuels, font-ils encore remarquer, ils affinent les aptitudes mathématiques du joueur et améliorent la coordination entre l’œil et la main.
Sans aucun doute, les ordinateurs et les jeux électroniques offrent de grandes possibilités en tant qu’instruments d’enseignement. Ils sont devenus des objets familiers dans les salles de classe depuis le primaire jusqu’à l’université. Mais même dans ce domaine, les responsables de la pédagogie ne partagent pas l’enthousiasme des programmateurs et des fabricants. Ils considèrent la plupart des programmes employés couramment simplement comme des ‘manuels’ coûteux et s’interrogent sur le bien-fondé d’investissements aussi élevés. En tout cas, il y a tout un monde entre l’emploi d’ordinateurs à l’école et celui de jeux électroniques dans les salles de jeux.
Les réactions
Si les jeux vidéo dans les salles d’attractions attirent les adolescents et remportent un gros succès commercial, leur prolifération a suscité des réactions allant des vives protestations de parents jusqu’à l’interdiction pure et simple de ces machines par certains gouvernements. Aux Philippines, le président Marcos a interdit officiellement les jeux et a donné deux semaines aux possesseurs pour les détruire. En Allemagne de l’Ouest, l’accès aux salles de jeux est interdit aux moins de dix-huit ans. Au Brésil, l’importation de jeux vidéo pour salles d’attractions est prohibée. Et aux États-Unis, la Cour suprême est en train d’examiner des affaires de jeux vidéo.
Pourquoi des mesures aussi sévères sont-elles prises contre ce que beaucoup de personnes considèrent comme un simple divertissement?
Des raisons de s’inquiéter
Tout d’abord, il y a la question d’argent. La majeure partie des énormes sommes dépensées dans les fentes de ces machines à sous vient de joueurs adolescents. Il n’est pas rare de voir de jeunes garçons changer des billets de vingt dollars (environ 140 francs français) en pièces de 25 cents au bureau de la salle de jeux, et cela plus d’une fois par soirée. Beaucoup d’entre eux admettent volontiers qu’il faut jusqu’à cinquante dollars (environ 350 francs français) pour acquérir une certaine dextérité dans un jeu. Mais on peut se demander d’où vient tout cet argent.
Des parents en colère disent que leurs fils sautent simplement le repas de midi et se servent de l’argent qui lui était destiné pour aller dans les salles de jeux. Une mère irritée, habitant une banlieue riche de New York, impute aux jeux l’accroissement de la délinquance juvénile. Voici son témoignage: “Les enfants dérobent les porte-monnaie et les chaînes en or afin d’avoir de l’argent pour mettre dans ces machines.” En Nouvelle-Zélande, un policier a raconté qu’il avait attrapé une bande de jeunes de quatorze ans qui parcouraient le voisinage, volant l’argent laissé pour le laitier. “Ces gosses ont reconnu qu’ils volaient l’argent pour jouer aux ‘Space Invaders’”, a-t-il déclaré. Il a ajouté: “Nous connaissons de nombreux cas semblables.”
Les joueurs eux-mêmes reconnaissent que les jeux exercent sur eux un immense pouvoir. Ils ne cachent pas qu’ils en sont esclaves. “C’est comme une drogue, dit l’un d’eux; on voit ici les mêmes personnes semaine après semaine. J’ai essayé de m’arrêter. J’aimerais bien retrouver tout l’argent que j’y ai laissé.” Ces jeux sont conçus pour fasciner le joueur. “Nous voulons susciter une saine frustration, dit le créateur de l’un de ces jeux, nous voulons que le joueur se dise: ‘(...) Si je mets une autre pièce, je ferai un meilleur score.’” En réalité la plupart de ces jeux sont programmés de telle sorte qu’à mesure que le joueur marque des points, le jeu devient plus rapide et plus difficile. C’est un peu comme la carotte devant l’âne: il est tout près de l’atteindre, mais il ne l’attrape jamais.
Cette sorte de psychologie peut faire du tort aux enfants. Un éditorialiste relate qu’observer des enfants en train de jouer le faisait penser à “des joueurs invétérés, debout pendant des heures devant des ‘jackpots’. La mentalité est la même”. Il n’est donc pas étonnant que l’organisation des Joueurs anonymes se soit élevée contre les jeux vidéo, car ils contribuent à implanter dans l’esprit des enfants, dès l’âge de dix ans, des idées obsédantes et des habitudes qu’il sera difficile de déraciner. Et c’est à cet âge que les enfants commencent à être attirés par les jeux vidéo. Pour la sociologue Sherry Turkle, “les jeux commencent à fasciner l’enfant au moment de sa croissance où les notions de maîtrise et d’autorité sont les plus importantes — à 8, 9 ou 10 ans”.
Un autre sujet d’inquiétude a trait à la nature même de la plupart des jeux vidéo. Comme leur nom le suggère, la majorité d’entre eux sont des jeux guerriers. Ils agissent sur l’instinct “tuer ou être tué”, ils sont axés sur la violence et favorisent l’agression sans merci. En même temps, ces jeux accordent une satisfaction immédiate. “Plus l’on émoustille ses émotions, dit un professeur de relations humaines, plus l’on sera intolérant et impatient à propos des choses que l’on ne peut obtenir aussi vite.” C’est pourquoi, dans une lettre adressée au New York Times, cet auteur prétendait que les jeux vidéo “flattent les instincts les plus bas de l’homme. Ils ont donné naissance à une génération d’adolescents sans intelligence et hargneux”.
De nombreuses salles de jeux vidéo ont vu le jour là où il y avait auparavant des salles de flippers ou de billards. Bien que les lumières et les bruits y soient différents, l’atmosphère reste en grande partie la même. Langage grossier, éclats de colère, cris et coups de pieds quand un joueur perd, sont choses courantes dans ces endroits. Plus grave encore, la revue Time relate que “le problème avec les salles de jeux d’Amsterdam, c’est qu’elles sont devenues des lieux de rencontre pour homosexuels. À Stockholm, ces jeux sont associés, dans l’esprit du public, à l’inconduite des adolescents, c’est-à-dire à la drogue, à la prostitution et à la consommation de boissons fortes”. Quand des jeunes de quatorze et quinze ans restent dans un pareil milieu pendant des heures, jour après jour, les résultats peuvent être catastrophiques.
Les fabricants ont compris que de nombreux parents sont inquiets de la mauvaise influence que les jeux vidéo des lieux publics exercent sur leurs enfants. Ils ont donc commencé à produire des vidéojeux pour enfants de tout âge, à utiliser au foyer. Si les jeunes sont ainsi protégés de l’atmosphère indésirable des salles de jeux, l’effet reste pourtant presque identique. En outre, les enfants s’aperçoivent vite qu’ils ont affaire à une version ‘dégonflée’ et plus lente du jeu. L’attrait des salles de jeux est donc plus fort que jamais.
Jouer ou ne pas jouer
Seul le temps nous dira si les jeux vidéo sont une mode passagère ou non. Mais le fait est qu’on ne voit que la partie émergée de l’iceberg. Ce qui a débuté comme un divertissement innocent est devenu une passion qui domine totalement le joueur. Les parents, soucieux du bien de leurs enfants, devront considérer les différents aspects de ces jeux et voir s’ils conviennent à leur famille. Si les parents autorisent ces jeux, jusqu’à quel point le feront-ils? L’investissement en temps et en argent ne serait-il pas mieux employé dans d’autres domaines de la vie familiale? Les parents feront bien de se renseigner convenablement avant de prendre une décision.
[Notes]
a Les termes Space Invaders et Battlezone se traduisent respectivement par ‘Envahisseurs de l’espace’ et ‘Champ de bataille’.
b Les termes Space Invaders et Battlezone se traduisent respectivement par ‘Envahisseurs de l’espace’ et ‘Champ de bataille’.
[Entrefilet, page 16]
“Je joue depuis cinq ans”, raconte David, quatorze ans, qui travaille comme pompiste. “Je suis vraiment passionné par ces jeux vidéo, ajoute-t-il. Je me rends compte que c’est un gaspillage d’argent, mais je m’amuse, et puis, c’est mon argent, je le gagne!”
[Entrefilet, page 17]
“Tout s’arrête autour de vous quand vous jouez”, raconte Mike qui a grandi devant des machines à sous et qui gère maintenant des salles de jeux vidéo. “Vous pouvez tout oublier, dit-il encore, et vivre la vie de Buck Rogers, en domptant la technologie.”
[Entrefilet, page 18]
‘Je me défoule sur cette machine,’ dit John, douze ans, qui dépense tout son argent à perfectionner son jeu. ‘Quand je joue vraiment mal, je tape sur la machine. J’accuse cette bête électronique et non moi. Je veux être parmi les joueurs d’élite. C’est mon but.’
[Encadré, page 19]
‘Ils s’emparent de l’esprit des enfants’
Le docteur Edna Mitchell a récemment dirigé une étude sur l’influence des vidéojeux au foyer, étude qui avait été commandée par l’un des principaux fabricants de jeux. D’après cette enquête, “lorsqu’une famille installe chez elle un vidéojeu, on note une amélioration spectaculaire des résultats atteints par les filles lors de tests sur la connexité dans l’espace, le raisonnement logique, les manières de percevoir les formes abstraites, tests pour lesquels elles n’obtenaient auparavant que peu de succès”. Cela serait tout simplement dû au fait que les filles “n’ont jamais été encouragées à pratiquer ce genre de travail de réflexion”.
Pourtant, il semble que le mal que font ces jeux dépasse les prétendus bienfaits. Pour un psychanalyste de New York, le docteur Robert Gould, “les vidéojeux peuvent rendre un individu asocial au même titre que la drogue. Souvent les jeux s’emparent de l’esprit des enfants”.