Voyage de la mort à la vie à Dachau
“Garde-toi de les haïr! Tu ne les atteindras pas. Tu ne te feras que du mal.”
UNE femme charitable m’a fait cette recommandation au camp de Dachau pendant la Seconde Guerre mondiale. J’étais jeune fille et ces paroles m’ont été bien utiles pour rester en vie et ne pas sombrer dans la folie.
Je suis née à Moscou en 1926. Mon père était originaire de Kiev, ma mère de Géorgie. Tous deux étaient des scientifiques attachés à l’université de Moscou. Mon père s’enfuit d’Union soviétique en 1929 et vint s’installer à Dantzig (aujourd’hui Gdansk, en Pologne). Dans cette ville, j’appris à parler uniquement l’allemand; un dernier détail: la plupart de nos amis étaient juifs.
Quand Hitler inaugura son régime de terreur, des familles juives commencèrent à disparaître autour de nous, surtout à la faveur de la nuit. Le premier jour du conflit germano-soviétique, ma famille fut aussi emmenée. On nous laissa quelques minutes pour nous habiller et nous avons tout abandonné derrière nous.
Dans un premier camp, j’ai subi de nombreux interrogatoires sous la lumière crue des projecteurs et j’ai reçu tant de coups que je fus couverte de bleus. Aujourd’hui encore, je pense que mes tortionnaires n’ont pas compris la raison pour laquelle j’étais incapable de répondre à leurs questions sur les activités de mes parents. Elle était pourtant simple: mes parents parlaient entre eux le russe et ils ne m’avaient pas appris cette langue.
Après qu’on nous eut fait descendre d’un camion dans l’enceinte de ce premier camp, je n’ai plus jamais revu mon père. À ce jour, j’ignore s’il est encore en vie.
Ma mère et moi avons été ensuite enfermées dans un wagon à bestiaux. Le voyage dura quatre jours. Il nous fallut rester debout. Il n’y avait ni eau, ni nourriture, ni toilettes. Nous n’avions pas la moindre idée de notre destination: Dachau, horrible théâtre de supplices et d’exécutions.
La réception au camp se passa ainsi: séance de tatouage, coups de pied. Puis, entièrement dévêtues, nous avons dû essuyer les coups de matraque des S.S. Après quoi on nous conduisit à la douche et l’on nous distribua des uniformes rayés. Je fus ensuite séparée de ma mère, qui était aussi belle qu’affectueuse, et je me suis retrouvée dans le baraquement réservé aux enfants.
La mort: un spectacle quotidien
C’est là que j’ai vu la mort pour la première fois. Chaque matin des prisonniers venaient ramasser les corps des enfants morts pendant la nuit, certains de malnutrition, d’autres sous la torture, d’autres encore d’avoir été saignés à blanc pour transfuser des soldats blessés. Il y avait aussi un empilement de cadavres qui attendaient leur incinération, les fours ne parvenant pas à satisfaire la demande.
Pourquoi n’ai-je pas aussi fini dans les fours? C’est parce qu’on avait décidé de me soumettre à des expériences médicales. On m’inoculait dans un premier temps une maladie, puis un antidote. Toutefois, les séances manquaient un peu de piquant pour mes bourreaux, car mes parents m’avaient appris à ne jamais pleurer et à ne trahir aucune émotion. Mes tortionnaires sadiques ont donc choisi d’autres cobayes.
Il est impossible à quelqu’un qui n’a pas connu ces conditions de comprendre leur impact sur nous, des enfants. Nous ne savions pas si nous voulions mourir ou vivre. Dans le baraquement, certains pensaient que nous devions souhaiter la mort, mais nous avions également peur de mourir à cause de l’enfer, ce lieu de tourments dont nos précepteurs religieux nous avaient appris l’existence. Toutefois, nous tenions le raisonnement suivant: “L’enfer ne peut pas être pire que ce que nous sommes en train de vivre.”
De temps en temps, certains prisonniers recevaient l’ordre de se rendre aux douches. Les canalisations répandaient alors du gaz qui provoquait la mort de tous ceux qu’on avait enfermés. Quarante ans après, il m’est toujours impossible de me mettre sous la douche. Si je le fais, je transpire à grosses gouttes et je tremble de tous mes membres. Pourtant, à Dachau, j’aspirais parfois tellement à mourir que j’essayais d’entrer la première dans les douches. Mais il semble qu’on m’ait refoulée chaque fois qu’on employait le gaz.
“Garde-toi de les haïr!”
C’est à cette époque-là que j’ai rencontré Else. Elle me parla de la mort et m’assura que je ne devais pas la craindre. Elle m’expliqua que lorsqu’une personne meurt, elle ne va pas dans un enfer de tourments, mais dort d’un profond sommeil. Quand viendrait le “matin”, elle s’éveillerait sur la terre transformée en un paradis (Luc 23:43; Jean 5:28, 29). Il n’y aurait alors plus de douleur, de haine ou de discrimination raciale. Toutes ces choses feraient place à la joie et au bonheur (II Pierre 3:13; Révélation 21:1-4). J’ai cru aux paroles d’Else qui étaient comme un rayon de soleil dans le noir de mon existence.
Else risquait sa vie pour me parler et se montrait très prudente pour que les gardiens ne nous voient pas. Lorsque l’occasion s’en présentait, nous nous cachions quelques minutes derrière un monticule d’ordures. Elle m’entretenait alors des merveilleuses promesses de la Bible, et tout cela m’a amenée à désirer ardemment le Paradis que Dieu se propose de nous donner. Bientôt je n’ai plus craint la mort et j’ai mieux accepté les conditions de mon internement.
À la mort de ma mère, Else fut pour moi d’un très grand réconfort. Ma mère était une femme d’une très grande beauté, et dans la rue les gens se retournaient sur son passage. La tentation fut trop forte pour les S.S. et ils assouvirent sur elle leurs désirs. Soir après soir on me forçait à les regarder faire subir à ma mère leurs violences sadiques, jusqu’au jour où elle fut assassinée sous la torture.
J’avais 14 ans, un âge où l’on est très impressionnable, et ma réaction naturelle fut d’éprouver de la haine. Mais les paroles d’Else résonnent encore à mes oreilles: “Garde-toi de les haïr! Tu ne les atteindras pas. Tu ne te feras que du mal.” Ces mots étaient en conformité avec les paroles de Jésus qui nous exhortent à ‘aimer nos ennemis et à prier pour ceux qui nous persécutent’. (Matthieu 5:44.) Cela ne signifie pas que nous éprouvons de l’affection pour de telles personnes. Nous manifestons plutôt de l’amour en pardonnant les actions de nos persécuteurs.
Else m’a également aidée à me faire une idée exacte sur Dieu. J’éprouvais de la haine pour Dieu, car les S.S. portaient l’inscription “Dieu est avec nous” sur la boucle de leur ceinture. Je songeais à la torture, aux nuits sans sommeil, aux pulvérisations d’insecticides sur nos corps, aux punaises qui venaient nous sucer le sang, aux rats qui dévoraient nos chairs, à l’odeur insupportable de la mort, aux fours crématoires qui fonctionnaient sans discontinuer, au froid, à l’absence de couvertures et au plaisir évident que nos gardiens prenaient à notre malheur. Si Dieu était avec eux, alors je ne voulais avoir aucun contact avec lui.
Une foi rayonnante et le triangle violet
Else m’a aidée à comprendre que Dieu n’était pas responsable des actes de sadisme perpétrés par nos gardiens. Bien au contraire, il réclamerait des comptes en temps voulu. Il redonnerait alors la santé et la vie aux innocents et récompenserait tous ceux qui auraient placé leur espoir en lui. Else me soutenait que le dieu dont nos tortionnaires parlaient n’était pas le vrai Dieu, mais une divinité de leur invention. Si ces hommes pensaient recevoir une quelconque bénédiction de la part du vrai Dieu, ils se trompaient lourdement.
Else m’expliqua le pourquoi des conditions mondiales troublées et m’apprit que Satan est le chef de ce monde. De plus, j’ai découvert que Dieu se servirait du Royaume, confié à Jésus Christ, son Fils ressuscité et glorifié, pour nous débarrasser du Diable (II Corinthiens 4:4; Jean 14:30; Révélation 20:1-6). Toutes ces paroles chantaient à mes oreilles et étaient une source de force en ces jours de grande peine. Les assurances que me donnait Else et sa bonté maternelle m’insufflèrent aussi du courage.
Les S.S. menaient la vie dure à Else, parce qu’elle était allemande et ne se pliait pas aux exigences des nazis. Ils semblaient prendre la chose comme une offense personnelle et ne manquaient jamais l’occasion de la traiter de manière indigne. Mais Else endurait avec patience tous les sévices. J’ai remarqué qu’elle portait un insigne violet cousu sur la manche de son uniforme. Cet insigne m’intriguait. Après avoir survécu à mon internement à Dachau, j’ai fait des recherches pour découvrir que ce triangle violet était réservé aux Témoins de Jéhovah. Oui, Else était un témoin de Jéhovah Dieu. — Ésaïe 43:10-12.
Pauvre Else! Ce n’était plus qu’un squelette hâve. Toutefois, sa personnalité était exceptionnelle. Je n’ai jamais su son nom ni l’endroit d’où elle venait, bien qu’elle fût mon amie intime et qu’elle me témoignât une extrême bonté. Souvent je me suis dit qu’Else était le genre de mère que j’aurais souhaité avoir. Quelque temps après le meurtre de ma mère, Else disparut à son tour et je ne la revis plus. Mais je ne devais jamais oublier ses paroles ni la confiance tranquille qui émanait d’elle.
La liberté pour enfin trouver la vie
Ma libération est intervenue au bout de quatre années de détention à Dachau. Trois jours avant l’arrivée des troupes américaines, les gardes S.S. nous ont enfermés dans le camp et ont pris la fuite. Aucun détenu ne pouvait s’échapper puisque les grillages du camp étaient électrifiés. Lorsque les Américains ont pénétré dans le camp, ils nous ont donné de la nourriture, mais il était trop tard pour un grand nombre d’entre nous. Le plus triste, c’est qu’après avoir lutté de toutes leurs forces, beaucoup perdirent la volonté de vivre et succombèrent.
Comme j’étais de nationalité russe, on me remit aux troupes soviétiques. J’étais jeune fille et on m’apprit que je devais me marier avec le commandant du quartier général. Toutefois, un colonel qui avait connu mon père à l’université me cacha sous une couverture à l’arrière de sa voiture et me fit sortir clandestinement des baraquements. Je gagnai la frontière russe en train et, peu avant le lever du jour, je découvris un endroit où les soldats n’étaient pas très vigilants. À plat ventre, je traversai le no man’s land, large d’un peu moins de deux kilomètres. Les soldats américains me regardaient progresser dans leur direction. Ils vinrent me cueillir et me mirent dans un train à destination de Heidelberg. Dans le compartiment, un Ukrainien était assis en face de moi, un voyageur qui allait devenir mon mari.
Les conditions étaient insupportables, car les Soviétiques désiraient me retrouver. Ils annoncèrent même sur les ondes que mon père était à ma recherche. Mais j’eus peur de répondre, pensant que c’était un piège. Peut-être était-ce bien mon père, mais je ne pouvais prendre le risque de répondre à des messages radiodiffusés. Un jour, deux agents communistes m’ont suivie. Je suis entrée dans un grand magasin et j’ai pris l’ascenseur pour gagner le dernier étage du bâtiment. Là, j’ai vu le directeur et lui ai raconté ce qui était en train de se passer. Cet homme me garda dans son bureau jusqu’au départ des deux agents communistes. Après cet incident, mon mari et moi avons pris la décision d’émigrer en Australie où nous sommes arrivés en avril 1949.
Une vie nouvelle et une espérance ranimée
Une vie nouvelle a alors commencé. Nous recevions la visite d’un prêtre, mais je refusais de me rendre à l’église à cause de tous les actes que j’avais vu commettre en Europe par de prétendus croyants; de plus, Else m’avait montré que les Églises ne proviennent pas de Dieu. Je me suis mise à le prier pour découvrir la vérité et je me suis rendue chez des croyants de plusieurs obédiences. Je leur ai demandé où ils allaient après leur mort. Tous m’ont répondu: “Au ciel.” Dès que j’obtenais cette réponse, je m’adressais à un autre mouvement religieux.
Quelques jours après avoir commencé à prier Dieu, un jeune homme frappa à ma porte et me proposa les périodiques La Tour de Garde et Réveillez-vous! “Allez-vous au ciel?” lui ai-je demandé. “Non, m’a-t-il répondu, j’espère vivre éternellement sur la terre lorsqu’elle sera transformée en un paradis.” Enfin j’avais trouvé une personne qui ressemblait à Else et par la même occasion la vérité que je recherchais depuis l’époque du camp de Dachau. J’étais tellement enthousiasmée que nous avons parlé pendant près de deux heures.
Dès le lendemain ce Témoin envoya sa tante me visiter. En l’espace de deux jours j’avais dévoré le livre Du paradis perdu au paradis reconquis. Puis je me suis mise à lire les Écritures grecques chrétiennes que certains appellent Nouveau Testament, et j’en achevai la lecture au bout de trois jours. Combien ces moments furent merveilleux! Le livre Paradis et la Bible disaient exactement la même chose qu’Else. Après tant d’années, exactement 17 ans après avoir été libérée de Dachau, je trouvais enfin le peuple auquel Else appartenait.
Lorsque je regarde en arrière, je me rends compte que les jours qui ont compté le plus ont été ceux passés auprès d’Else à Dachau, lorsqu’elle m’a fait part de l’espérance merveilleuse contenue dans la Bible. Grâce à tous ses efforts, j’ai pu ‘passer de la mort à la vie’. (Jean 5:24.) À présent, je songe avec admiration aux paroles inspirées de Psaume 94:17, 18: “Si Jéhovah ne m’était venu en aide, en peu de temps mon âme aurait résidé dans le silence. Quand j’ai dit: ‘À coup sûr, mon pied titubera’, ta bonté de cœur, ô Jéhovah, m’a soutenu sans relâche.”
Lorsque j’envisage l’avenir, les paroles contenues en Ésaïe 41:10 sont pour moi une source de grand réconfort: “N’aie pas peur, car je suis avec toi. Ne jette pas çà et là tes regards, car je suis ton Dieu. Je t’affermirai. Je t’aiderai vraiment. Je te tiendrai vraiment ferme par ma droite de justice.” Par l’intermédiaire d’Else, cette amie si chère, Jéhovah m’a aidée à trouver la vie dans le camp de Dachau. — D’une de nos lectrices.
[Entrefilets, page 20]
Ma mère et moi avons été ensuite enfermées dans un wagon à bestiaux pendant quatre jours.
On décida de me soumettre à des expériences médicales.
[Entrefilet, page 22]
Else m’a aidée à comprendre que Dieu n’était pas responsable des actes de sadisme perpétrés par nos gardiens.
[Entrefilet, page 23]
Au bout d’une très longue période, je trouvai enfin le peuple auquel Else appartenait.
[Illustrations, page 21]
Les chambres à gaz et les fours crématoires du camp de Dachau.