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Hiroshima: un souvenir indélébileRéveillez-vous ! 1985 | 22 août
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Hiroshima: un souvenir indélébile
De notre correspondant au Japon
CHAQUE année la scène se reproduit. À 8 h 15 précises, la foule rassemblée dans le parc de la Paix, à Hiroshima, se tait comme un seul homme. Tous les assistants observent une minute de silence en mémoire d’un instant tragique qui remonte à 40 ans maintenant. Le 6 août 1945, en effet, une bombe atomique explosait au-dessus d’Hiroshima. L’espace d’un éclair, la ville était rasée et quelque 80 000 personnes avaient perdu la vie. Trois jours plus tard, une autre bombe balayait 73 000 habitants de Nagasaki.
Des milliers d’hommes et de femmes du monde entier se rendent régulièrement sur les lieux pour rappeler ce sinistre événement. Cette année, outre les défilés, les prières, les services commémoratifs et autres cérémonies habituelles, des manifestations exceptionnelles ont été organisées, telle la Conférence mondiale des maires pour la paix par la solidarité intercommunale, un congrès de notables du Japon et de bien d’autres régions du globe.
Manifestement, le Japon tient à ce que le monde n’oublie pas la douloureuse leçon que son histoire lui a enseignée.
Les survivants parlent
Les récits poignants des rescapés ont déjà rempli de nombreux volumes. Malgré leur âge, la plupart des survivants ont conservé un souvenir très net de ce jour fatidique. Témoin ces propos recueillis par un correspondant de Réveillez-vous!:
Nobuyo Fukushima se souvient très bien du bombardement d’Hiroshima. Laissons-la nous le raconter: “Je nettoyais les escaliers chez moi quand, soudain, un éclair aveuglant et une terrible explosion m’ont fait perdre connaissance. Quand je suis revenue à moi, j’ai entendu ma mère appeler à l’aide. La maison était en ruine. J’ai cru que c’était un tremblement de terre. Lorsque nous sommes parvenues à nous dégager des décombres et à nous frayer un chemin jusqu’au fleuve, nous avons vu des foules d’enfants et d’adultes dont les habits étaient déchiquetés, quand ils n’avaient pas littéralement fondu sur leur peau. Je ne comprenais pas pourquoi ils étaient dans cet état.
“Au moment où nous sommes arrivées à l’hôpital, celui-ci grouillait de monde. Quantité de faces ruisselaient de sang, et des lambeaux de chair calcinée pendaient des corps. Sur bien des têtes se dressaient des cheveux raidis et roussis par la chaleur. Des hommes et des femmes criblés d’éclats de bois et de verre laissaient échapper de profonds gémissements. Leurs visages étaient tellement enflés qu’il était difficile de les reconnaître. Tous suppliaient pour avoir de l’eau, mais beaucoup avaient déjà cessé de respirer quand on leur en apportait. Ma mère est morte trois mois plus tard, des suites de l’explosion.
“La ville n’était plus qu’un immense chaos carbonisé. De loin en loin, un mur à moitié écroulé se tenait encore debout au milieu des cendres. Toutes les nuits, les feux des crémations illuminaient le fleuve. Je revois toujours la lueur rouge des brasiers et je crois sentir l’odeur suffocante des corps qui se consumaient comme des poissons grillés. Aujourd’hui encore, ce souvenir me soulève le cœur et me donne le frisson.”
Tomiji Hironaka figurait parmi les soldats qui ont été envoyés dans la ville aussitôt après l’explosion pour faire sortir les éventuels survivants de la prison. Il servait dans l’armée depuis de nombreuses années, et pourtant le spectacle lui a fait comprendre d’un seul coup toute la hideur de la guerre.
“Sur la route s’alignaient des camions chargés de blessés. Ceux qui pouvaient encore marcher cheminaient en titubant sur le bas-côté. Beaucoup étaient à demi nus, mais leur peau paraissait rapiécée par les vêtements qui avaient brûlé sur eux. Çà et là s’entassaient des monceaux de cadavres rouges et boursouflés. Les rives du fleuve fourmillaient de gens qui essayaient désespérément de soulager leurs douleurs. Parmi eux j’ai vu une mère couverte de lésions tenter vainement de nourrir son bébé, lequel était aussi grièvement brûlé. Une émotion intense m’a pris à la gorge. ‘Je déteste la guerre! pensais-je. Je la déteste!’ Et pourtant moi aussi j’avais pris part à la tuerie. Je ne pouvais plus me regarder en face. J’étais cruellement conscient de ma culpabilité.”
Munehide Yanagi, qui avait 14 ans à l’époque, a survécu miraculeusement à la destruction de Nagasaki. Il se trouvait à moins d’un kilomètre du point d’impact. “Comme beaucoup d’autres collégiens, raconte-t-il, j’avais été mobilisé pour construire des abris antiaériens. Nous étions en train de travailler quand le vrombissement d’un gros avion m’est parvenu aux oreilles. Alors que je me demandais s’il s’agissait d’un appareil américain, j’ai entendu le cri ‘Tekki!’ [‘Avion ennemi!’]. Nous avons immédiatement lâché tout ce que nous portions pour courir le plus vite possible vers l’abri.
“À l’instant où j’atteignais la clôture en béton qui gardait l’abri antiaérien, un formidable éclair bleuâtre a jailli. Un souffle titanesque m’a fait perdre connaissance et m’a propulsé jusqu’à l’arrière de l’abri. J’ai été réveillé par des cris déchirants: ‘Aïgo! Aïgo!’ [Interjection coréenne exprimant une vive émotion]. Ces hurlements venaient d’une personne au visage tellement noirci par la chaleur et la fumée qu’il était difficile de savoir s’il s’agissait d’un homme ou d’une femme.
“Dehors, c’était l’enfer. Un de mes camarades d’école était gravement brûlé. Ses vêtements étaient en loques, et sa peau partait en lambeaux. Une jeune fille qui travaillait avec moi gisait sur la route. Elle avait perdu ses deux jambes, et elle réclamait de l’eau. Je ne savais pas où en trouver, mais j’ai fait de mon mieux pour l’encourager.
“La ville entière était en flammes. J’ai vu des poteaux téléphoniques se consumer sur place et s’effondrer dans les rues, un train flamber sur ses rails, et un cheval se convulser de douleur sous l’effet de la chaleur. Le feu qui faisait rage de toutes parts m’a forcé à me précipiter dans le fleuve. J’étouffais, et j’étais horrifié. Je ne sais pas comment j’ai fait pour rentrer chez moi.” Plus tard, Munehide s’est mis à saigner des gencives et à souffrir de diarrhée. Maintenant encore il est atteint d’hépatite chronique. Toutefois, il s’estime heureux par rapport à beaucoup de ses concitoyens.
Une leçon pour tous les hommes
Effectivement, ces deux bombes atomiques ont laissé de profondes cicatrices dans l’esprit et la conscience de nombreuses personnes. Même ceux qui n’ont été témoins que des effets secondaires de l’irradiation ont été vivement marqués par l’atrocité des ravages de la guerre.
Aujourd’hui, 40 ans après l’événement, la tension monte entre les nations, et les réserves d’armes atomiques ne cessent d’augmenter. Le spectre de la Troisième Guerre mondiale et de l’hécatombe nucléaire se fait de plus en plus menaçant. On comprend donc qu’un peu partout des hommes et des femmes en nombre croissant pressent les nations et les peuples de ne pas oublier la leçon qui se dégage de la tragédie d’Hiroshima et de Nagasaki. Le 40e anniversaire du bombardement n’est en ce sens qu’une manifestation parmi tant d’autres.
Néanmoins, ces efforts ont-ils vraiment rapproché le monde de la paix véritable? Les souffrances, les dévastations, bref, les horreurs de la guerre nucléaire sont-elles assez fortes pour amener les hommes à renoncer à tout conflit armé? À titre d’exemple, les drames d’Hiroshima et de Nagasaki ont-ils incité la nation japonaise dans son ensemble à rechercher durablement la paix?
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Hiroshima: la leçon a-t-elle porté?Réveillez-vous ! 1985 | 22 août
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Hiroshima: la leçon a-t-elle porté?
LE 15 août 1945, à midi, le peuple japonais pleurait autour de ses postes de radio. Il écoutait la voix de son empereur déclarer: “Les décrets du temps et du sort ont voulu que nous prenions la résolution de poser le fondement d’une grande paix pour toutes les générations à venir en tolérant l’intolérable et en acceptant l’inacceptable.”
À peine une semaine auparavant, les Japonais apprenaient qu’Hiroshima et Nagasaki avaient été dévastées par un nouveau type de bombe. À présent, leur souverain leur annonçait que la guerre du Pacifique était terminée et qu’ils l’avaient perdue. Les larmes de chagrin se mêlaient aux larmes de soulagement.
La guerre avait coûté très cher. Physiquement et moralement, les Japonais étaient à bout de souffle, et leur pays était en ruine. Plus de trois millions d’entre eux étaient tombés à la guerre, et 15 millions d’autres se retrouvaient sans abri. Quatre-vingt-dix grandes villes avaient été bombardées à maintes reprises, et deux millions et demi de maisons d’habitation et d’autres bâtiments avaient été détruits. Tokyo n’était plus qu’un gigantesque amas de cendres, et sa population avait été décimée par les combats. Tel était le triste tableau de la défaite: une page sombre de l’Histoire était tournée pour le pays du soleil levant.
Renoncer à la guerre
Au milieu des gravats, il n’est pas difficile de prendre conscience de la futilité de la guerre, de se convaincre que tout conflit armé n’est qu’un abominable gâchis de vies humaines et de biens précieux. C’est pourquoi, aussitôt après la cessation des hostilités, le Japon a entrepris de réviser sa constitution en s’engageant à respecter désormais des principes démocratiques et à abandonner pour toujours l’idée de la guerre. Voici d’ailleurs l’article 9 de sa nouvelle constitution:
“Aspirant sincèrement à une paix internationale fondée sur la justice et l’ordre, le peuple japonais renonce à jamais à la guerre en tant que droit souverain de la nation, ou à la menace, ou à l’usage de la force comme moyen de règlement des différends internationaux.
“Afin d’atteindre le but défini au paragraphe précédent, il ne sera jamais maintenu de forces terrestres, navales ou aériennes, ou autre potentiel de guerre. Aucun droit de belligérance ne sera reconnu à l’État.”
Au vu de cette décision noble et audacieuse, on pourrait penser que le Japon a su tirer leçon de son malheur. Effectivement, les Japonais ont toujours une forte aversion pour la guerre en général et pour la bombe nucléaire en particulier. Dans ce domaine, la politique du pays tient dans les trois principes suivants: ne pas fabriquer d’armes atomiques, ne pas en posséder et ne pas en admettre sur le territoire national. Chaque année, des centaines de milliers de Japonais organisent dans tout le pays des manifestations antiatomiques, dans l’espoir que l’arme nucléaire ne sera jamais plus utilisée nulle part.
Un revirement étonnant
À présent, 40 ans après Hiroshima, l’opulence du Japon est à peine croyable. Libérée du poids des dépenses militaires, la nation a pu consacrer toutes ses ressources à sa reconstruction. Aujourd’hui, des gratte-ciel et de belles demeures à air conditionné se sont édifiés sur les décombres. Les automobiles splendides, les vêtements somptueux et les restaurants de classe semblent démentir la misère et les souffrances des années d’après-guerre. Les magasins regorgent de toutes sortes d’articles de luxe, et les usines déversent un flot continuel de biens destinés à la consommation nationale et à l’exportation. Le Japon figure maintenant parmi les nations les plus prospères du monde.
Mais quelles ont été les conséquences de ce bien-être matériel? La sécurité économique a-t-elle effacé le souvenir d’Hiroshima et de Nagasaki dans l’esprit des Japonais? Le refus de la guerre a-t-il disparu avec les dernières cicatrices qu’elle avait laissées?
D’après les sondages, si les Japonais tiennent toujours à ce que leur gouvernement ne se dote pas de l’arme nucléaire, ils n’en regardent pas moins l’avenir avec pessimisme. La moitié des personnes interrogées pensent qu’une conflagration éclatera un jour ou l’autre. Par ailleurs, de plus en plus de gens estiment que le Japon rejoindra le club nucléaire d’ici dix ans. Pourquoi toutes ces craintes? Pour mieux les comprendre, opérons un rapide retour en arrière.
Après la guerre, une police nationale de réserve composée de 70 000 fantassins armés est mise sur pied. Plus tard, son effectif sera porté à 250 000 hommes répartis dans de petites unités terrestres, navales et aériennes. Cette formation recevra le nom de jieitaï, “forces d’autodéfense”. Malgré tout, le budget militaire du Japon ne représente toujours que un pour cent de son produit national brut. Cependant, devant les tensions qui montent un peu partout, le Japon se sent poussé à perfectionner son appareil de défense et à accroître ses dépenses militaires.
Plus récemment, le premier ministre, M. Nakasone, a exprimé son intention de transformer le Japon en “un grand porte-avions”. Malgré les sentiments du peuple, il est prévu que le budget de la Défense nationale augmente de 7 pour cent en 1985. En outre, si l’on en croit le Daily Yomiuri, le Japon a mis au point un plan quinquennal (1986-1990) de renforcement systématique et permanent de son système défensif qui prévoit un accroissement sensible des effectifs, de la flotte de guerre, des sous-marins et des avions.
Les changements ne se manifestent pas seulement dans la politique gouvernementale, mais aussi dans l’attitude des Japonais en général à l’égard de la guerre. En 1970, le renouvellement du traité de sécurité militaire par lequel les États-Unis s’engageaient à protéger le Japon en cas de conflit, à condition que des bases militaires y soient établies, a suscité l’une des plus grandes crises politiques de l’histoire du pays. En revanche, lorsque le même traité a été reconduit une nouvelle fois en 1980, il n’a soulevé aucune protestation d’envergure.
Le fait est qu’aujourd’hui peu de gens de moins de 50 ans se souviennent de la guerre ou se donnent la peine d’aborder ce sujet. Du reste, certains voient dans le remaniement systématique des manuels scolaires japonais un effort visant à faire totalement oublier les événements qui ont mené à cette guerre atroce. Tout comme les vagues effacent peu à peu les empreintes sur le sable d’une plage, ainsi les changements du monde transforment les opinions politiques des hommes. C’est pourquoi plus d’un se demande: Que ferait le Japon dans une nouvelle situation critique? Entrerait-il encore en guerre si la cause à défendre lui semblait juste? La leçon d’Hiroshima n’aurait-elle donc pas vraiment porté?
Seul le temps nous dira l’attitude que la nation dans son ensemble adoptera. Toutefois, de nombreux Japonais ont déjà pris une décision personnelle sur ce point. L’un d’eux se trouvait d’ailleurs dans la prison d’Hiroshima au moment où la bombe a explosé, et il a survécu à l’hécatombe dans un cachot souterrain. S’il était incarcéré, ce n’était pas à cause d’un crime, mais parce que sa conscience l’empêchait de prendre part à la guerre. Il était Témoin de Jéhovah.
Grâce à l’étude de la Bible, cet homme avait accepté le point de vue divin sur les guerres humaines, et il avait salué dans le Royaume de Dieu le seul espoir de paix (voir Ésaïe 2:4; Daniel 2:44). C’est parce qu’il prêchait ce message, par amour pour Dieu et pour son prochain, qu’on l’avait jeté en prison.
À présent, il y a plus de 100 000 personnes au Japon qui, comme lui, s’emploient activement à prêcher “cette bonne nouvelle du royaume”. (Matthieu 24:14.) Nombre d’entre elles ont vécu la tragédie d’Hiroshima et de Nagasaki. Telle cette jeune fille qui, à la suite du drame, s’est mise à rechercher une véritable raison de vivre. Nous vous laissons découvrir son récit.
[Illustration, page 7]
Hiroshima en 1985. En bas et à gauche de la photo se trouve la partie de la ville que vous avez vue sous un autre angle à la page 4.
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Mes plaies se sont ferméesRéveillez-vous ! 1985 | 22 août
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Mes plaies se sont fermées
Par Taeko Enomoto, survivante d’Hiroshima
UN INCONNU est arrivé chez nous. Il tenait à la main une chemise d’écolier roussie et déchirée, dont seuls le col et la partie supérieure étaient intacts. Sur le devant, on pouvait toujours lire distinctement le nom Miyakawa Shiro. C’était le dernier vêtement que mon frère avait porté.
Le 6 août 1945 au matin, j’étais allée travailler comme à l’accoutumée. J’avais 19 ans à l’époque et, à l’instar de la majeure partie des jeunes filles de mon âge, j’étais complètement fanatisée par la fièvre patriotique qui avait gagné tout le pays. Je m’étais engagée dans le Corps féminin de volontaires. Mon frère, qui allait encore à l’école, était parti travailler dans le centre de la ville. Quant à mon père, il était mort au combat en Mandchourie. Ma mère était donc restée seule à la maison.
Tôt dans la matinée, des avions ennemis avaient été repérés à proximité d’Hiroshima, et les sirènes avaient donné l’alerte. Nous venions d’achever notre exercice militaire et nous nous apprêtions à rentrer dans le bâtiment quand une secousse inouïe a ébranlé le sol. Devant moi, tout était intensément rouge. Gagnée par la chaleur du souffle, j’ai cru tomber dans une fournaise ardente, et je me suis évanouie.
Dès que j’ai repris connaissance, j’ai pensé à ma famille. Il faisait tout à fait jour, mais les retombées radioactives avaient jeté un voile sinistre sur tout ce qui nous entourait. Peu après, une pluie de suie noirâtre s’est mise à tomber. Elle a continué pendant deux heures. Sur le chemin du retour, un spectacle insoutenable s’offrait à moi. Ici des gorges béantes dont le sang giclait encore, là des mains crispées sur des visages sanglants. Beaucoup d’hommes et de femmes avaient tout le corps cramoisi. Quelques-uns laissaient pendre au bout de leurs doigts la peau de leurs mains et de leurs bras, tandis que d’autres traînaient derrière eux les lambeaux de chair qui s’arrachaient de leurs jambes. Bien des têtes étaient hérissées de cheveux grillés.
En arrivant chez moi, j’ai vu que tout le quartier, y compris notre maison, avait été rasé par l’explosion. Un profond soulagement m’a envahie quand j’ai aperçu ma mère vivante, quoique sérieusement blessée par des éclats de verre. Et mon frère? Que lui était-il arrivé? Nous avons décidé d’attendre le lendemain matin pour aller le rechercher en ville.
À la recherche de mon frère
En découvrant la ville, à l’aube, j’ai compris qu’il ne s’agissait pas d’un raid aérien comme les autres. La bombe qui avait explosé était extraordinairement puissante, et elle avait causé des dévastations sans précédent.
Des deux côtés du pont qui donnait accès à la ville s’empilaient des cadavres carbonisés entre lesquels on avait ménagé un étroit passage. De temps à autre ces monceaux de corps laissaient échapper un râle ou s’agitaient d’un soubresaut. Sans réfléchir, je me précipitais alors pour voir si ce n’était pas mon frère. Mais tous étaient tellement calcinés et boursouflés qu’il aurait été difficile de les identifier. Chaque fois que je trouvais un centre de relogement, je demandais éperdument mon frère. Malheureusement, personne ne savait ce qu’il était devenu.
Après deux ou trois jours, les habitants ont entrepris de dresser la liste des morts. Les soldats rassemblaient ensuite les corps carbonisés et les arrosaient d’essence pour les incinérer. On ne pouvait pas faire grand-chose pour les blessés et les mourants. On se contentait de leur donner de l’eau et un bol de riz par jour. Il n’y avait plus de médicaments, et il était impossible de leur porter secours.
Quelques jours plus tard, les gens se sont mis à perdre leurs cheveux. Certains n’avaient plus la force de nettoyer leurs blessures, de sorte que celles-ci grouillaient de mouches et de larves. L’air s’alourdissait de l’odeur fétide des crémations et des plaies non soignées. Peu après, sans raison apparente, ceux qui étaient en assez bonne santé pour s’occuper des blessés ont commencé à mourir subitement les uns après les autres, succombant manifestement aux effets des radiations. Quant à moi, je me suis mise à souffrir de diarrhée, de prostration et de troubles nerveux.
C’est seulement deux mois après la catastrophe que j’ai appris ce qui était arrivé à mon frère. L’inconnu dont je vous ai parlé au début de ce récit est venu nous voir. Il nous a raconté qu’il avait donné de l’eau à un garçon grièvement brûlé et aveuglé par l’explosion. Quand mon frère avait fini par mourir, cet inconnu avait pris la peine de lui ôter sa chemise et de nous rechercher pour nous l’apporter.
Tous ces événements ont eu un effet extrêmement traumatisant sur la jeune fille que j’étais. Je n’avais plus la force de penser à quoi que ce soit. J’avais aussi perdu toute sensation de crainte. Je ne faisais que pleurer. Chaque fois que je fermais les yeux, je revoyais le regard vide des victimes errant à tâtons dans les ténèbres. La réalité de la guerre m’apparaissait maintenant dans toute son horreur. Je haïssais les Américains qui avaient largué cette bombe autant que les dirigeants japonais qui avaient laissé les choses en arriver là.
Un rayon de lumière
Au cours des dix années suivantes, je me suis mariée et j’ai eu trois enfants. Cependant mon cœur continuait à bouillonner de haine. Je désirais ardemment me purger de ce sentiment, mais je me demandais bien si j’arriverais jamais à oublier.
Je me suis intéressée à divers groupements religieux, et j’ai fini par me joindre au Seicho No Ie, dont les adeptes me semblaient être les plus affectueux et les plus généreux. Malheureusement, ceux-ci n’ont pas pour autant réussi à fournir de réponse satisfaisante à mes questions. Quand je demandais pourquoi mon frère était mort, ils disaient souvent: “Ceux qui font le bien meurent jeunes. C’était sa destinée.”
Plus tard, nous avons déménagé pour nous installer à Tokyo. Un jour, un Témoin de Jéhovah a frappé à ma porte. Il m’a parlé du Royaume de Dieu, et il m’a lu un passage de la Bible où il était question de gens qui forgeaient leurs épées en socs de charrue (Ésaïe 2:4). Sa gentillesse et sa connaissance des Écritures m’ont fait forte impression, tant et si bien que j’ai accepté les deux périodiques qu’il me proposait. Par la suite, j’ai appris qu’il avait aussi perdu la majeure partie des siens lors du bombardement d’Hiroshima. Cet homme a pris des dispositions pour qu’une femme me rende visite.
Celle-ci est venue me voir maintes et maintes fois, toujours souriante et chaleureuse. Quant à moi, je demeurais amère et froide. J’écoutais son message biblique, mais je ne pouvais décidément pas croire à la vertu salvatrice d’une religion issue du pays qui était responsable de la catastrophe d’Hiroshima. Pourtant, il y avait quelque chose chez elle qui m’obligeait à l’écouter.
“Pensez-vous, risquai-je un jour, qu’une personne aussi pétrie de haine que moi puisse devenir chaleureuse comme vous?
— Tout à fait, me répondit-elle avec confiance. Si je suis ce que je suis, je le dois à l’étude de la Bible.”
Je me suis donc lancée dans un examen méthodique de la Parole de Dieu à l’aide d’une brochure intitulée “Voici, je fais toutes choses nouvelles”. Cette étude m’a fait comprendre que les actes des nations dites chrétiennes ne pratiquaient pas le christianisme enseigné dans la Bible et que la chrétienté, elle aussi, était passible du châtiment divin.
Plus je découvrais les Écritures, plus mon enthousiasme grandissait. Je commençais à comprendre pourquoi Dieu a permis le mal et pourquoi seul le Royaume de Dieu est capable de soulager le genre humain de ses souffrances. Qui plus est, j’étais profondément touchée par l’amour que Jésus Christ nous a témoigné en sacrifiant sa vie sur un poteau de supplice au profit de tous les hommes. Peu à peu, le message de la Bible a transformé mes sentiments, et la haine qui m’habitait a fini par s’éteindre, laissant la place à un profond amour pour mes semblables et à un vif désir de leur parler du Royaume de Dieu.
Je me suis mise à assister régulièrement aux réunions organisées à la Salle du Royaume des Témoins de Jéhovah et, en juin 1964, j’ai été baptisée. Pendant les sept ans qui ont suivi, j’ai eu la possibilité de servir comme pionnier (ministre à plein temps) et il m’a été donné d’aider 12 personnes à connaître le seul vrai Dieu, Jéhovah.
Je tire parti de mon passé
Plus tard, je suis retournée m’installer à Hiroshima avec mon mari. J’y rencontre encore beaucoup de gens qui se souviennent de la bombe. Ayant vécu la même expérience qu’eux, je suis bien placée pour leur montrer que l’unique espoir de connaître un monde sans guerre réside dans le Royaume que Dieu a confié à Jésus Christ, Royaume qui constitue l’essence même du message de la Bible.
Aujourd’hui, à Hiroshima, les cicatrices du bombardement ont en grande partie disparu. En ce qui me concerne, j’ai réussi à guérir les plaies de mon cœur, qui pendant des années ont suppuré de haine, et à les remplacer par l’espérance et l’amour. J’attends maintenant le temps où Dieu ressuscitera tous ceux dont il garde précieusement le souvenir. L’un de mes plus chers désirs est de communiquer l’indicible joie que j’éprouve à présent aux foules de gens qui ont péri à Hiroshima voici quarante ans, et notamment à mon petit frère.
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