Je mets les intérêts du Royaume à la première place
Raconté par Hélène Hartstang
JE SUIS née à Dresde, en Allemagne, et suis membre d’une famille de quatre enfants ; j’ai été élevée par des parents qui craignaient Dieu et nous emmenaient régulièrement aux réunions des témoins de Jéhovah, alors connus sous le nom d’Étudiants de la Bible. Je me rappelle l’émotion que nous avons ressentie lorsque, en 1912, Charles T. Russell, premier président de la Société Watch Tower, est venu dans notre ville où il a parlé devant un vaste auditoire. Comme j’avais reçu à la maison une bonne formation dans le domaine de la connaissance de la Bible et de l’appréciation du Créateur, j’ai décidé, à l’âge de quinze ans, de vouer ma vie à Jéhovah Dieu, et j’ai symbolisé ce don par l’immersion dans l’eau.
En septembre 1932, confiante en la force de Jéhovah pour suppléer à mes manquements, j’ai quitté la chaude atmosphère familiale pour entrer dans le service à plein temps et m’occuper des intérêts du Royaume. En compagnie de plusieurs autres missionnaires, j’ai été envoyée à Amsterdam, en Hollande. La tâche qui nous était assignée exigeait entre autres que nous allions prêcher dans le village catholique de Volendam ; le premier jour, nous avons placé un si grand nombre de publications que notre stock a été bientôt épuisé. Le lendemain, nous y sommes retournées, pleines d’espoir. À peine m’étais-je mise au travail qu’un inspecteur de police, s’approchant de moi, m’a demandé si j’avais des publications imprimées dans mon sac. “Oui”, lui ai-je répondu, mais en anglais, ce qui ne m’était jamais arrivé, et il m’a laissée aller. Mon travail terminé, je suis allée rejoindre mes compagnes à l’entrée du village, et j’ai appris qu’on les avait chassées et qu’elles s’étaient bien tracassées à mon sujet.
LE COMPAGNON DE MA VIE
En 1934, je suis devenue membre du personnel de la filiale de la Société à Amsterdam. Alors que j’étais encore Hélène Micklich, j’avais souvent rêvé d’avoir un bon compagnon qui serait disposé à partager ma vie, et qui aurait comme moi le désir de mettre toujours les intérêts du Royaume à la première place dans sa vie. Imaginez donc combien grande fut ma joie quand Fritz Hartstang m’a choisie pour femme. En ce temps-là, il était engagé dans l’activité missionnaire à plein temps et le siège de la filiale était la base de ses déplacements. Notre mariage a eu lieu en 1936, et cette date a marqué le début d’une longue période de bonheur commun dans le service de Jéhovah.
Dès l’enfance, Fritz s’était vivement intéressé à la Bible. Alors qu’il avait quinze ans, l’association de la jeunesse de l’Église luthérienne dont il faisait partie, avait été invitée à entendre une série de discours censément destinés à démasquer les “Étudiants de la Bible”. Quand, à la fin du dernier discours de la série, le représentant des Étudiants de la Bible réussit, en quinze minutes, à réfuter tous les arguments qui avaient été développés au cours des six jours précédents, Fritz avait été si vivement frappé qu’il s’était mis à étudier et n’avait pas tardé à annoncer sa décision de quitter l’Église luthérienne.
Il s’est ensuite engagé activement dans l’œuvre de diffusion du périodique L’Âge d’Or, aujourd’hui connu sous le nom de Réveillez-vous !, et très vite il a établi une importante route de distribution ; il parcourait le territoire à bicyclette, distribuant le numéro de chaque édition à une centaine de lecteurs. Au cours d’une assemblée, il a eu la possibilité de visiter la filiale de la Société à Magdebourg, et son rêve était d’y servir un jour. Or, quelques années plus tard, il a été invité à faire partie du personnel de cette filiale. Sa tâche consistait à maintenir en parfait état toutes les lames des massicots de l’imprimerie.
Quand, par suite de la réduction du personnel de la filiale, certains membres de la famille du Béthel ont eu la possibilité d’entrer dans le service missionnaire à plein temps dans les champs étrangers, Fritz et l’un de ses compagnons ont été envoyés en France. Peu de temps après leur arrivée, ils sont allés à St-Denis, près de Paris, puis à Sarreguemines. Cette époque-là demandait de la part des serviteurs de Dieu des efforts vraiment énergiques, car il leur a fallu étudier et parler la langue française, s’adapter à un nouveau milieu et à de nouvelles coutumes. Plus tard, après le mariage de son compagnon de service, Fritz a été envoyé à Montmorency.
Dans les années 1930, tandis qu’Hitler consolidait son pouvoir en Allemagne et que la persécution des témoins commençait à s’étendre, plus d’un frère a quitté l’Allemagne pour se réfugier aux Pays-Bas. Fritz s’est vu finalement attribuer une tâche à Tilburg, forteresse catholique de la province du Brabant septentrional. Le groupe de huit missionnaires avec lequel il collaborait a fait, en deux ans, un si bon travail que le clergé de la localité a sonné l’alarme et usé de son influence pour mettre un terme à la prédication. On menaçait d’incendier le centre missionnaire, et la police a déclaré qu’elle ne pouvait garantir la protection du groupe de missionnaires contre les attaques de la populace. Les frères ont donc quitté ce territoire et sont allés à Leersum.
De retour en Allemagne, Fritz a eu la joie de voir son plus jeune frère, Otto, abandonner à son tour le luthéranisme et participer à la prédication du message du Royaume contenu dans la Bible. Arrêté, Otto a été détenu au camp de concentration de Esterwegen. Après sa libération, il a rejoint Fritz en Hollande. Deux ans plus tard, il acceptait la proposition de la Société et lui servait de messager dans l’œuvre de prédication que les témoins de Jéhovah effectuaient dans la clandestinité. Trahi, Otto a été arrêté pour la seconde fois. En l’emmenant, l’officier de la Gestapo lui a dit : “Nous aurons aussi votre frère Fritz.”
En 1933, Fritz s’est vu attaché au centre missionnaire de Heemstede, où se trouvait également le personnel de la filiale ou famille du Béthel. En compagnie de treize autres pionniers, il prospectait le vaste territoire environnant, et il n’était pas rare qu’il fît jusqu’à cinquante kilomètres à bicyclette pour effectuer les visites chez les personnes bien disposées et organiser les études bibliques. Quand le temps était peu clément, il s’occupait à réparer les chaussures des autres pionniers de l’équipe, utilisant de vieux pneus d’auto pour les semelles et les talons. Ayant acheté une auto d’occasion afin de visiter des territoires très étendus, les autres pionniers et lui ont alors vécu sous des tentes pendant quatre à huit semaines de suite afin de restreindre les frais de voyage.
En 1936, après notre mariage, Fritz a servi en tant que serviteur de circonscription, visitant les congrégations pour les aider à mieux s’organiser en vue du ministère de la prédication. Le Béthel était toujours sa base d’opérations. À ce moment-là, en Hollande, l’œuvre n’en était encore qu’à ses faibles débuts. À une assemblée, à Nijmegen, par exemple, il y avait en tout 123 frères venus de tous les coins du pays. Toutefois, nous poursuivions notre activité, aucunement intimidés par les troubles et les alertes qui ont atteint leur plus haut point en 1940, lors de l’invasion allemande.
EN ÉPOQUE DIFFICILE
Le gouvernement hollandais a interné tous les Allemands de sexe masculin, y compris Fritz, qu’il considérait comme des individus qui pourraient bien devenir des espions, et il ne les a relâchés que peu de temps avant l’invasion nazie. Nos frères ont alors été traqués par les membres de la Gestapo. Un jour, ces derniers sont entrés de force dans le Béthel, et comme je descendais les escaliers, vers 9 heures du matin, j’ai aperçu dans le vestibule trois hommes à la mine patibulaire qui parlaient au serviteur de filiale. J’ai réussi, je ne sais comment, à passer devant eux, et saisissant ma Bible, j’ai franchi à toute vitesse les mille mètres qui me séparaient de notre imprimerie, laquelle était située dans la ville voisine, à Haarlem ; je voulais prévenir les frères et sœurs “étrangers”. Quand, quelques instants après, les Nazis sont arrivés, avec l’espoir de faire une bonne prise, les oiseaux s’étaient envolés, nos frères et sœurs s’étant dispersés aux quatre coins du pays.
Tandis que l’œuvre de prédication se poursuivait au sein des pires difficultés, nous avons perdu certains de nos frères. Plusieurs d’entre eux, trahis, ont été envoyés dans des camps de concentration. Fritz a été envoyé secrètement en Belgique afin de s’occuper des intérêts du Royaume dans ce pays. Je l’ai rejoint six mois plus tard. La plupart du temps, nous vivions comme des animaux traqués, l’ennemi ayant appris, par une lettre qu’il avait confisquée, les lieux où généralement nous nous trouvions. Il avait de nous des photos agrandies, et nous cherchait partout, mais d’une manière ou d’une autre, nous avons toujours réussi à lui échapper. Un jour qu’il se trouvait assis près de sa fenêtre, le chef de la Gestapo en Belgique, qui cherchait à prendre Fritz au piège, a entendu un vrombissement de moteurs d’avions ; comme il croyait qu’il s’agissait d’avions allemands, il ne s’est pas mis à l’abri, et il a été abattu par une rafale de mitrailleuse. Il se trouvait que les avions en question étaient des avions anglais.
Maintes fois, nous avons eu la preuve tangible que l’ange de Jéhovah campait autour de nous. Une fois, Fritz revenait à la maison en autobus. Soudain, une pensée lui a traversé l’esprit : “Je vais descendre à l’avant-dernière station.” La suivante était le terminus. À son arrivée, il était tout étonné de nous voir tous pâles de frayeur. Au terminus de la ligne, les membres de la Gestapo avaient contrôlé l’identité de tous les voyageurs. Une autre fois, les trois serviteurs de circonscription, le surveillant de la congrégation d’Anvers, un autre frère et Fritz, en tant que serviteur de filiale, s’étaient réunis chez une sœur qui habitait au rez-de-chaussée d’un immeuble. Soudain, ils ont entendu un coup de sonnette. Devinez qui se trouvait à la porte ? Trois agents de la Gestapo. Ils voulaient des renseignements au sujet d’un Juif et de son fils qui étaient censés habiter au deuxième étage. La sœur leur a appris que ces gens s’étaient enfuis dès la déclaration de la guerre. L’un des agents montait la garde à l’entrée tandis que les deux autres fouillaient chaque coin des étages supérieurs et du grenier. Les frères priaient Jéhovah de les frapper de cécité. S’ils avaient été découverts, l’ennemi aurait pris et arrêté d’un seul coup les principaux responsables de l’œuvre en Belgique. Mais Jéhovah n’a pas voulu qu’il réussisse dans son mauvais dessein. La Gestapo partie, les frères se sont éloignés à leur tour, l’un après l’autre, et ils ne sont plus jamais revenus dans cette maison. Quinze jours plus tard, la Gestapo y revenait à l’improviste ; cette fois, elle a fouillé tout l’immeuble, mais en vain ; pourtant certains documents de la Société y étaient encore cachés.
En ces jours-là, il nous fallait de la foi et du courage, et Jéhovah y pourvoyait continuellement par le moyen de La Tour de Garde qui nous est toujours parvenue, passant par la Suisse et la France où on la traduisait dans les nombreuses langues parlées en Europe ; elle était ensuite confiée à des messagers sûrs, et par eux, elle parvenait à tous les frères du continent. À l’instar de David autrefois, nous pouvons affirmer n’avoir jamais manqué de rien.
La guerre finie, N. H. Knorr, le président de la Société, et M. G. Henschel, son secrétaire, sont venus nous voir et nous ont aidés à réorganiser l’œuvre de prédication. Peu de temps après, en 1947, nous avons été obligés de quitter le pays que nous avions appris à beaucoup aimer. La Belgique expulsait les ressortissants allemands. C’est ainsi que nous sommes revenus en Hollande. Nous étions loin d’en avoir fini avec les privilèges de service. Frère Knorr nous a invités à faire partie de la 16e classe de l’École biblique de Galaad, le cours supérieur de formation dans l’œuvre missionnaire, créé spécialement par la Société. Jamais je n’oublierai la joie et l’amour qui régnaient là-bas parmi les frères. Le cours n’était pas facile mais nous y avons passé un temps particulièrement béni, marqué par la communion fraternelle et l’étude en commun, avec des frères venus de différents coins du monde. En 1951, nous avons embarqué pour la Hollande, où nous allions reprendre notre service.
SOUFFRANT, MAIS JOYEUX
Le lendemain de notre retour, Fritz est tombé gravement malade, et il a dû subir une opération des reins. Bien que d’autres maladies successives l’aient affaibli, il s’est toujours arrangé pour s’acquitter encore pendant plus de dix ans de ses fonctions à la filiale et dans la congrégation locale. Il a eu en outre l’immense joie d’assister aux deux assemblées internationales des témoins de Jéhovah qui se sont tenues aux États-Unis, la dernière en 1958, où il a eu le privilège d’avoir une petite participation au programme du Yankee Stadium. J’ai eu l’avantage de me trouver avec lui en cette circonstance. En 1962, il a subi une opération à l’estomac, et dès lors il a commencé à s’affaiblir. Toutefois, quelques mois seulement après cette intervention chirurgicale, il était à même de servir en qualité de président à une assemblée qui s’est tenue à Tilburg, dans la ville où, trente ans auparavant, il s’était engagé dans l’activité missionnaire en Hollande. À deux cents mètres du lieu où se trouvait autrefois le centre missionnaire, dans un stade nouvellement construit, il a eu la joie de prendre la parole, devant plus de 6 000 personnes, à la première des quatre assemblées de district qui se sont déroulées cette année-là. Comme son cœur a dû se réjouir quand il a fait un retour sur les trente années qui venaient de s’écouler !
Finalement, le cancer s’étant généralisé, ses forces se sont lentement affaiblies. Fritz est mort le 5 avril 1964. Les derniers jours de sa vie ont été extrêmement pénibles pour lui, car il a jugé nécessaire de céder l’une après l’autre les responsabilités qui lui avaient apporté tant de joie. Il désirait ardemment participer encore une fois au pain et au vin lors de la commémoration de la mort du Seigneur. En présence de l’adjoint au surveillant de la congrégation et de quelques autres frères et sœurs qui étaient venus à son chevet, il a demandé lui-même la bénédiction sur les emblèmes. Puis nous avons chanté ensemble le cantique no 5, et il est redevenu calme.
Deux nuits avant sa mort, en présence de quelques membres de la famille du Béthel, il a rassemblé ses dernières forces pour adresser à Jéhovah une prière dont on a pu distinguer les paroles. Le lendemain, Otto, le cadet de ses frères, lui a lu certains passages de la lettre de Paul aux Corinthiens. Au bout d’une heure, se sentant fatigué, Fritz a dit : “C’est assez ! J’ai été bien content d’entendre ces belles paroles de réconfort.” Il s’est endormi le lendemain matin vers onze heures. Je suis restée à ses côtés cinq heures sans bouger, me bornant à lui humecter les lèvres jusqu’au moment où, ouvrant les yeux pour la dernière fois, et sans la moindre sueur, sans agonie, il a expiré, le visage empreint d’une expression de sérénité et de bonheur. Il était délivré de ses souffrances ; pour moi, le coup était dur ; j’allais être privée de mon fidèle compagnon. Je rends grâces à Jéhovah de nous avoir permis de le servir ensemble pendant vingt-huit ans et de m’avoir donné la force de supporter cette séparation. Que ce désir mutuel de mettre les intérêts du Royaume à la première place dans ma vie, continue de m’inspirer afin que je puisse, comme Fritz, achever fidèlement ma course terrestre !