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RussieAnnuaire 2008 des Témoins de Jéhovah
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“ VOUS AVEZ DE L’‘ EAU BÉNITE ’ ”
La prédication des Témoins leur vaut d’être envoyés au goulag. Nikolaï Kalibaba, qui y a passé de nombreuses années, se rappelle : “ Nous étions quatre à être envoyés dans un camp où 70 frères étaient déjà détenus, à Vikhorevka, un bourg du district d’Irkoutsk. Il n’y avait pas d’eau potable. La seule canalisation d’eau était reliée au réseau d’évacuation des eaux usées ; l’eau était donc contaminée. Quant à la nourriture, elle était avariée. Mais Jéhovah nous a aidés. Dans ce camp, seuls les Témoins étaient disposés à travailler, et ils étaient de bons travailleurs. L’ayant compris, l’administration nous a rapidement assigné des tâches dans d’autres zones du camp, d’où nous pouvions rapporter de l’eau potable dans des seaux. À notre retour, les prisonniers nous disaient : ‘ Il paraît que vous avez de l’“ eau bénite ”. Donnez-nous-en un demi-verre, au moins. ’ Bien sûr, nous partagions avec eux.
“ Il y avait, parmi les prisonniers, des gens dont le cœur était bon. Certains, anciens voleurs ou délinquants, ont découvert la vérité et sont devenus Témoins. D’autres semblaient être contre la vérité et s’opposaient ouvertement à nous. Pourtant, devant un orateur venu donner une conférence sur les Témoins de Jéhovah, ils ont pris notre défense, disant que les propos tenus étaient diffamatoires. ”
“ NOUS ALLONS VENIR VOUS VOIR PAR GROUPES ”
S’appuyant sur la sagesse de Jéhovah, les frères sont constamment à l’affût de moyens de favoriser les intérêts du Royaume. Nikolaï poursuit son récit : “ Nous avons appris que nous allions être transférés dans un autre camp, près de Moscou, en Mordovie. Mais, avant notre départ, il s’est produit quelque chose de surprenant. Certains officiers et surveillants qui s’étaient occupés des Témoins pendant des années sont venus nous dire : ‘ Nous voudrions que vous chantiez vos cantiques et que vous nous parliez de vos croyances. Nous allons venir vous voir par groupes de 10 à 20 personnes, peut-être davantage. ’
“ Comme l’opération était risquée, pour nous et pour eux, ils nous ont dit qu’ils feraient surveiller les lieux. Étant plus expérimentés qu’eux en la matière, nous leur avons expliqué que des Témoins aussi feraient le guet. Les soldats ont imité les frères : ils se sont placés par intervalles entre le poste de garde et le lieu de rencontre. Pouvez-vous imaginer la scène ? Des Témoins chantaient des cantiques pour un groupe d’officiers et de surveillants ; après quoi, un frère développait brièvement un thème biblique. C’était comme si nous étions à la Salle du Royaume ! Plusieurs réunions ont ainsi eu lieu avec des groupes de personnes intéressées par le message. Si l’intérêt que Jéhovah nous portait était manifeste, celui qu’il portait à ces personnes sincères l’était aussi.
“ Nous avons récupéré quantité de périodiques dans ce camp pour les emporter dans celui de Mordovie, où il y avait beaucoup de Témoins. Des frères m’ont remis une valise à double fond pouvant dissimuler des écrits. Nous avons fait le maximum pour qu’elle n’attire pas l’attention lors des inspections. À notre arrivée, nous avons été fouillés avec soin. En soulevant ma valise, un surveillant s’est exclamé : ‘ Elle est bien lourde ! Il doit y avoir un trésor là-dedans ! ’ Mais, subitement, il l’a poussée sur le côté avec mes affaires, et s’est mis à inspecter celles des autres. Les fouilles terminées, un de ses collègues m’a dit : ‘ Prends tes affaires et va-t’en ! ’ Je suis entré dans le baraquement avec ma valise intacte, remplie de publications de fraîche date — cette nourriture spirituelle tant attendue.
“ J’ai aussi plus d’une fois transporté des tracts manuscrits dans mes chaussures. Comme j’ai de grands pieds, elles étaient assez larges pour que je puisse bourrer des feuilles de papier sous la semelle intérieure. Je les badigeonnais ensuite d’une graisse tellement visqueuse et malodorante que les surveillants restaient à distance. ”
“ JE SURVEILLAIS NOS SURVEILLANTS ”
Nikolaï poursuit : “ Dans le camp de Mordovie, les frères m’ont désigné comme responsable de la copie des publications. Je devais entre autres ouvrir l’œil et prévenir à temps les frères en plein travail de l’arrivée des surveillants. Je surveillais nos surveillants ! Ceux qui, déterminés à nous prendre sur le fait, faisaient de fréquentes visites inopinées dans le baraquement, me donnaient du fil à retordre. Les autres, plus tolérants, ne venaient qu’une fois dans la journée ; ils ne nous ennuyaient pas.
“ Nous travaillions, à ce moment-là, à partir des originaux, qui étaient ensuite remis en lieu sûr. Certains étaient cachés dans le poêle, y compris dans celui du bureau de l’administration. Les frères qui s’occupaient de l’entretien avaient aménagé dans l’appareil un compartiment spécial dans lequel les précieuses Tour de Garde étaient conservées. Quelle que soit la rigueur des fouilles, les originaux étaient en sécurité, dans le bureau de l’administration. ”
Ainsi, les frères deviennent experts en camouflage. Une de leurs cachettes favorites est un rebord de fenêtre. Ils apprennent même à dissimuler des publications dans des tubes de dentifrice. Mais seuls deux ou trois frères savent où sont cachés les originaux. L’un d’eux va les chercher quand c’est nécessaire et les remet en place une fois le travail de copie terminé. De cette manière, les originaux restent à l’abri. La plupart des frères considèrent le travail de copie comme un privilège, malgré la menace de 15 jours de mise au secret. Viktor Goutchmidt se rappelle : “ Sur mes dix ans de goulag, j’en ai passé environ trois en isolement cellulaire. ”
“ DES TOUR DE GARDE EN PATTES D’ARAIGNÉE ”
À un moment donné, les frères ont l’impression que l’administration pénitentiaire a mis au point une nouvelle méthode pour trouver et confisquer les publications. Certains fonctionnaires se montrent particulièrement zélés. Ivan Klimko raconte : “ Un jour, dans le camp de Mordovie no 19, des soldats accompagnés de chiens ont conduit les frères à l’extérieur du camp et les ont fouillés soigneusement. Tous leurs vêtements leur ont été retirés — jusqu’à la charpie qui protégeait leurs pieds. Mais les feuilles qu’ils avaient collées sous la plante de leurs pieds sont passées inaperçues. Tout comme les minuscules brochures glissées entre leurs doigts, qui sont restées en place même quand les gardes leur ont fait lever les mains. Une fois encore, des publications avaient échappé à la confiscation. ”
Les frères trouvent d’autres moyens encore de protéger la nourriture spirituelle. Alekseï Nepotchatov explique : “ Certains pouvaient écrire en pattes d’araignée. Avec une plume affûtée, ils arrivaient à écrire trois ou quatre lignes par interligne. Une boîte d’allumettes pouvait ainsi contenir cinq ou six exemplaires de La Tour de Garde. Une écriture si fine exigeait de bons yeux ainsi que de gros efforts. Une fois les lumières éteintes et tout le monde endormi, les frères se mettaient au travail, sous leur couverture. La seule source de lumière était l’ampoule qui éclairait à peine l’entrée du baraquement. Au-delà de quelques mois, cette tâche abîmait la vue. Quelquefois, un gardien qui nous appréciait s’en rendait compte et disait : ‘ Écrire, toujours écrire. Et dormir, c’est pour quand ? ’ ”
Frère Klimko se rappelle : “ Un jour, nous avons perdu une grande quantité de publications, et même la Bible. Elles étaient cachées dans la jambe artificielle d’un frère. Les gardes ont écrasé la prothèse après avoir obligé le frère à l’enlever. Ils ont fait des photos des documents éparpillés et les ont publiées dans le journal du camp, ce qui a eu l’avantage de montrer, une fois encore, que les activités des Témoins de Jéhovah étaient exclusivement religieuses. S’adressant aux frères après cette découverte, le responsable du camp a déclaré en jubilant : ‘ C’est Har-Maguédon pour vous ! ’ Mais le lendemain quelqu’un lui rapportait que les Témoins étaient réunis, qu’ils chantaient et lisaient comme d’habitude. ”
CONVERSATION AVEC LE PROCUREUR GÉNÉRAL
Fin 1961, le procureur général de la République socialiste fédérative soviétique de Russie vient inspecter un camp en Mordovie. S’arrêtant dans le baraquement où sont installés les Témoins, il les autorise à lui poser quelques questions. Viktor Goutchmidt se souvient : “ Je lui ai demandé : ‘ Pensez-vous que les Témoins de Jéhovah représentent un danger pour la société soviétique ? ’
“ ‘ Non, je ne pense pas ’, a-t-il simplement répondu. Mais plus tard dans la conversation, il a laissé échapper : ‘ Pour la seule année 1959, le district d’Irkoutsk s’est vu attribuer un budget de cinq millions de roubles pour s’occuper des Témoins. ’
“ Il voulait dire par là que les autorités, qui avaient prélevé ce montant dans les caisses de l’État pour s’informer sur nous, savaient qui nous étions. Cinq millions de roubles, c’était une somme considérable — le prix à l’époque d’une belle voiture ou d’une maison. Il était clair que les autorités moscovites comprenaient à présent que les Témoins ne constituaient pas une menace.
“ Évoquant l’hostilité que nous vouait la population soviétique, le procureur général a poursuivi : ‘ Si nous autorisions les Soviétiques à s’occuper de vous, ils vous anéantiraient. ’ Ces propos témoignaient de l’influence de la propagande athée sur des millions de gens.
“ Nous avons alors répondu : ‘ Vous verrez ce qu’il en est lorsque nous tiendrons des assemblées de Moscou à Vladivostok. ’
“ ‘ Peut-être parviendrez-vous à vous allier un demi-million de personnes, mais les autres seront toujours avec nous ’, a-t-il affirmé.
“ Ainsi s’est achevée notre conversation avec le procureur général. Il avait en partie raison. Aujourd’hui, dans tous les territoires de l’ex-URSS, plus de 700 000 personnes assistent à nos réunions. Elles y entendent, non de la propagande, mais la pure vérité biblique. ”
“ VOUS AVEZ CRÉÉ UN CAMP DE VACANCES POUR LES TÉMOINS ”
Viktor poursuit son récit : “ Les responsables du camp ont montré au procureur général les fleurs et les arbres qu’avaient plantés les Témoins, mais aussi les colis que ceux-ci recevaient et gardaient dans leur baraquement sans que rien ne soit volé. Son étonnement était manifeste. Néanmoins, nous avons appris par la suite qu’il avait ordonné la destruction des arbres et des fleurs, en disant au directeur du camp : ‘ Vous avez créé un camp de vacances pour les Témoins et non un camp de travail. ’ Il a aussi interdit les colis et exigé la fermeture du petit magasin où les Témoins pouvaient acheter de la nourriture en supplément.
“ À la grande joie des frères, cependant, le directeur n’a pas obéi à tous les ordres. Les sœurs ont ainsi pu continuer à cultiver les fleurs. À l’automne, elles en ont d’ailleurs fait de gros bouquets, qu’elles ont offerts aux employés du camp et à leurs enfants. C’était un vrai plaisir de voir les enfants rejoindre leurs parents au poste de garde, récupérer leurs fleurs et courir à l’école, tout joyeux. Ils aimaient les Témoins. ”
Viktor rapporte encore : “ Début 1964, un surveillant, dont le frère travaillait pour le KGB, nous a annoncé que l’État était en train de lancer une importante campagne contre les Témoins. Mais, en fin d’année, Nikita Khrouchtchev a soudain été destitué de ses fonctions à la tête de l’État, et la vague de persécution s’est apaisée. ”
DES CANTIQUES DANS UN CAMP DE HAUTE SÉCURITÉ
Nous sommes dans un camp de haute sécurité de Mordovie, dans les années 60. Ici les détenus n’ont droit qu’à un seul colis par an, et encore est-il considéré comme une “ récompense spéciale ”. Les fouilles sont très fréquentes. Toute personne trouvée en possession d’un morceau de papier contenant un verset biblique écope de dix jours d’isolement cellulaire. La nourriture est également plus restreinte que dans les autres types de camps, et le travail plus pénible. Par exemple, les frères doivent parfois dégager d’énormes souches. Alekseï Nepotchatov témoigne : “ Physiquement, nous frôlions souvent l’épuisement total. Mais nous gardions notre entrain et nous ne désespérions pas. Les cantiques étaient un des moyens que nous avions trouvé pour rester positifs. Nous avions constitué un chœur à plusieurs voix qui, même sans timbre féminin, était d’une grande beauté. Nous n’étions pas les seuls à aimer ces chants. Ils plaisaient aussi aux responsables, qui nous demandaient de les chanter pendant les heures de travail. Un jour, alors que nous étions en train d’abattre des arbres, notre chef de convoi est venu nous dire : ‘ Chantez-nous quelque chose. C’est le chef de division lui-même qui le demande ! ’
“ Cet officier avait souvent entendu les frères chanter des cantiques. Sa requête tombait à point nommé : nous étions au bord de l’épuisement. Nous nous sommes donc mis à louer Jéhovah à pleine voix. Habituellement, quand nous chantions dans le camp, les femmes des officiers sortaient de leurs maisons toutes proches et nous écoutaient longuement depuis le porche. Elles appréciaient particulièrement les paroles du cantique numéro 6 d’un ancien recueil, ‘ Que la terre rende gloire ’. Les paroles étaient belles et la mélodie magnifique. ”
IL ARRIVAIT SUR “ UNE AUTRE PLANÈTE ”
Même les situations les plus inattendues révèlent qui sont vraiment les Témoins de Jéhovah. Viktor Goutchmidt se souvient : “ Un soir, alors que notre semaine de travail venait de s’achever, nous étions assis dans le jardin quand un camion est arrivé dans le camp avec un chargement d’appareils électriques coûteux. Le chauffeur était un détenu non Témoin de notre camp, mais le responsable des achats qui l’accompagnait venait d’un autre camp. Le magasin étant fermé et le préposé en congé, on a demandé aux Témoins de réceptionner la marchandise.
“ Nous avons donc déchargé les appareils et les avons rangés à côté du magasin, non loin des baraquements où nous logions. La procédure n’était pas réglementaire : le préposé au magasin aurait dû signer le bordereau de livraison. Pour rassurer le responsable des achats, très inquiet, le chauffeur lui a dit : ‘ N’ayez pas peur. Personne ne touchera à quoi que ce soit. Vous êtes arrivé sur “ une autre planète ”. Oubliez ce qui se passe ailleurs. Ici, vous pouvez laisser votre montre où vous voulez, demain vous la retrouverez où vous l’avez laissée. ’ Cependant, la marchandise étant évaluée à un demi-million de roubles, le fonctionnaire ne voulait pas repartir sans signature.
“ Bientôt des employés de l’administration du camp sont arrivés, exigeant que le camion quitte le camp. L’un d’eux a dit au responsable des achats de laisser la facture et de revenir la chercher le lendemain. À contrecœur, l’homme a obtempéré. Le matin suivant, alors qu’en arrivant il demandait à entrer pour récupérer la facture et la faire signer, le garde lui a tendu le document déjà régularisé.
“ Plus tard, ce garde nous a expliqué que, ce jour-là, l’homme n’arrivait pas à se décider à partir. Pendant une demi-heure, il était resté là, debout, regardant fixement le portail puis le document, prenant le chemin du départ puis revenant sur ses pas. C’était probablement la première fois de sa vie qu’il voyait une chose pareille. Il avait livré des marchandises de valeur, la facture avait été signée en dehors de sa présence, et il n’y avait pas eu de fraude. Mieux encore : l’événement avait eu lieu dans un camp de haute sécurité où des prisonniers qualifiés de ‘ criminels très dangereux ’ purgeaient leur peine. Sans conteste, ce genre de situations permettait à tous les observateurs de voir qui étaient vraiment les Témoins, quelles que soient les campagnes de dénigrement dont ils étaient victimes. ”
“ ILS PRÊCHENT DE NOUVEAU ”
En 1960, quelques jours après l’incarcération de nombreux frères dans le camp no 1 de Mordovie, une bonne centaine d’entre eux sont transférés dans une prison spéciale, le camp no 10 à Oudarny, une localité voisine. Il s’agit en fait d’une prison expérimentale, destinée à la rééducation des Témoins. Les détenus portent des uniformes rayés comme ceux des camps de concentration nazis. Leur travail consiste, entre autres choses, à déraciner d’énormes souches dans la forêt, au minimum 11 à 12 par jour et par personne. Mais il arrive que les efforts d’une équipe entière ne suffisent pas à venir à bout, dans la journée, d’une monumentale souche de chêne. Souvent, ils chantent des cantiques du Royaume pour s’encourager les uns les autres. Le responsable du camp réagit parfois en criant : “ Vous, les Témoins, je vais vous couper l’envie de chanter : vous ne mangerez pas aujourd’hui. Je vais vous apprendre à travailler ! ” Un des frères détenus se rappelle : “ Jéhovah nous soutenait. Malgré les difficultés, nous étions spirituellement éveillés. À la pensée que nous avions pris position pour Jéhovah dans la question de la souveraineté universelle, nous retrouvions du courage. ” — Prov. 27:11.
Aux éducateurs en charge de toute la prison s’ajoutent des éducateurs en charge de chaque cellule, des officiers ayant au minimum le grade de capitaine. Le rôle de ces officiers est d’amener les Témoins à renier leur foi ; céder est pour ces derniers synonyme de liberté. Chaque Témoin fait l’objet d’un rapport psychologique mensuel établi par l’éducateur et contresigné par plusieurs employés du camp. Mais la mention reste la même : “ Ne répond pas aux mesures de rééducation ; reste attaché à ses convictions. ” Ivan Klimko se souvient : “ Sur dix ans de détention, j’en ai passé six dans cette prison. De même que d’autres frères, j’étais catalogué comme ‘ récidiviste très dangereux ’. Les officiers nous ont révélé que les autorités avaient délibérément rendu nos conditions d’incarcération extrêmement difficiles dans le but d’observer notre comportement. ”
Iov Andronik passera cinq ans dans cet établissement. “ Combien de temps allons-nous rester ici ? ” demande-t-il un jour au commandant. “ Jusqu’à ce qu’on vous emporte tous là-bas, les pieds devant ”, répond ce dernier en désignant du doigt la forêt. Iov raconte : “ On nous maintenait à l’écart pour nous empêcher de prêcher. Nous étions étroitement surveillés. Si l’un de nous devait se rendre dans une autre zone du camp, il était toujours accompagné par un surveillant. Mais quand, après plusieurs années, nous avons été transférés dans un camp à régime assoupli, des détenus non Témoins ont déclaré aux responsables : ‘ Les Témoins de Jéhovah ont gagné. Vous les avez isolés, mais aujourd’hui ils prêchent de nouveau. ’ ”
UN OFFICIER RECONNAÎT SA BIBLE
Introduire des publications — et plus encore la Bible — dans le camp no 10 est extrêmement difficile. Pour les frères, cela tient presque de l’impossible. Mais l’un d’eux, qui y séjournera plusieurs années, rapportera : “ Pour Jéhovah, rien n’est impossible. Il a entendu nos prières. Nous lui avions demandé au moins une bible pour les 100 Témoins de la prison, et nous en avons obtenu deux ! ” (Mat. 19:26). Le fin mot de l’histoire ?
Un nouvel éducateur, un colonel, vient d’être recruté. Mais comment “ rééduquer ” les Témoins sans un minimum de connaissance biblique ? Il se procure donc une bible. Comme elle est en mauvais état, avant son départ en vacances il charge un vieux détenu baptiste d’en refaire la reliure, tout en s’assurant auprès des surveillants qu’ils ne la confisqueront pas. Le vieil homme s’étant vanté auprès des frères d’avoir reçu une bible, ils lui demandent de la leur prêter pour qu’ils y jettent un coup d’œil. Une fois en possession du précieux trésor, rapidement ils en détachent les différentes parties et les distribuent à tous les Témoins pour qu’ils les recopient. C’est ainsi que, les jours suivants, les cellules se transforment en ateliers de copistes. Chaque page est recopiée deux fois. Un frère se rappelle : “ Les pages rassemblées formaient trois bibles ! Le colonel a récupéré la sienne, fraîchement reliée, et nous, les deux autres. Nous en gardions une pour la lire, et l’autre était conservée dans le ‘ coffre-fort ’, des canalisations contenant des câbles à haute tension dans lesquelles nous avions aménagé des cachettes. Les surveillants n’osaient même pas s’en approcher ; ils n’y ont d’ailleurs jamais mis le nez. La haute tension était donc une bonne gardienne de nos publications ! ”
Cependant, lors d’une fouille, le colonel tombera un jour sur une page de la bible recopiée à la main. Comprenant ce qui s’était passé, il s’exclamera, très amer : “ Et dire que c’est une partie de la bible que j’ai moi-même introduite dans le camp ! ”
CÉLÉBRATION DU MÉMORIAL
Chaque année, les frères s’efforcent de célébrer le Mémorial dans les camps. Dans l’un d’eux, en Mordovie, jamais au fil des ans un seul frère ne manquera l’événement. Bien entendu, les responsables essaient d’empêcher la célébration, dont ils connaissent la date. Ce jour-là, tous les gardes sont mobilisés et en état d’alerte. Mais ils ignorent où et quand exactement aura lieu la commémoration. En soirée, la lassitude les gagne. La surveillance se relâche.
À chaque fois, les frères s’efforcent de trouver du vin et du pain sans levain. Une année, le jour du Mémorial, l’unité de surveillance découvre les emblèmes dans un tiroir et les confisque. Mais l’équipe est remplacée et, un peu plus tard, le frère qui nettoie le bureau du commandant récupère les emblèmes et les remet discrètement à ses compagnons. Les emblèmes sont d’autant plus nécessaires que l’un des frères participe au Mémorial. La célébration aura lieu alors que la troisième équipe de surveillance est en poste.
LE MÉMORIAL DANS UN CAMP POUR FEMMES
D’autres goulags rencontrent des obstacles similaires pour célébrer le Mémorial. C’est le cas d’un camp pour femmes, à Kemerovo. Valentina Garnovskaïa se souvient : “ Environ 180 sœurs étaient enfermées dans le camp. Nous n’avions pas le droit de nous réunir. En dix ans, nous n’avons pu célébrer le Mémorial que deux fois. Une année, nous avions choisi de le célébrer dans l’un des bureaux que j’étais chargée de nettoyer. Échelonnant leur arrivée sur plusieurs heures, environ 80 sœurs sont parvenues à s’y rassembler secrètement. Le pain sans levain et le vin rouge étaient posés sur le bureau.
“ Nous avons jugé préférable d’éviter de chanter. Une sœur a donc prononcé une prière. La réunion commençait dans la dignité et la joie, quand des bruits et des cris nous ont alertées : les surveillants nous cherchaient. Soudain, nous avons vu apparaître à la fenêtre — pourtant haute et inaccessible — le visage du commandant lui-même, et des coups violents dans la porte ont retenti. On nous a sommées d’ouvrir. Entrant brutalement, les surveillants ont attrapé la sœur qui donnait le discours et l’ont emmenée en isolement. Une autre sœur a courageusement pris sa place, mais elle a subi le même sort. Comme une troisième tentait de poursuivre le discours, ils nous ont toutes conduites dans une autre pièce, nous menaçant de nous mettre au secret. Là, nous avons conclu la célébration par un cantique et une prière.
“ De retour dans nos baraquements, les autres détenues nous ont accueillies par ces mots : ‘ Quand vous avez toutes disparu, nous avons pensé qu’Har-Maguédon était arrivé ; que Dieu vous avait enlevées au ciel et que nous allions être détruites ! ’ Après cet incident, certaines de ces femmes, qui étaient à nos côtés depuis des années mais n’avaient jamais accepté la vérité, se sont mises à s’intéresser au message. ”
“ NOUS NOUS BLOTTISSIONS LES UNS CONTRE LES AUTRES ”
De nombreux Témoins d’Ukraine, de Moldavie, des républiques baltes et d’autres républiques d’Union soviétique sont incarcérés dans un camp, à Vorkouta. Ivan Klimko raconte : “ C’était l’hiver 1948. Comme nous n’avions pas de publications, nous avions écrit sur des morceaux de papier ce dont nous nous souvenions d’articles parus dans d’anciens périodiques. Nous cachions ces documents, mais les surveillants, qui connaissaient leur existence, entreprenaient des fouilles interminables. Ils nous rassemblaient à l’extérieur et, pendant qu’ils nous comptaient inlassablement, nous devions rester debout par rangées de cinq. Ils pensaient sans doute que nous choisirions de leur remettre les papiers plutôt que de rester dans le froid mordant. Mais, pendant qu’ils nous comptaient et nous recomptaient, nous nous blottissions les uns contre les autres et nous discutions d’un sujet biblique. Nos esprits étaient toujours concentrés sur des questions spirituelles. Jéhovah nous a aidés à lui rester fidèles. Quelque temps plus tard, nous avons réussi à introduire une bible dans le camp. Nous l’avons divisée en plusieurs parties pour qu’elle ne soit pas confisquée dans son entier si elle était découverte.
“ Certains surveillants avaient compris que nous n’étions pas à notre place dans les camps. Ils se montraient amicaux et nous aidaient autant qu’ils le pouvaient. Parfois, simplement, ils ‘ fermaient les yeux ’ quand arrivait un colis, qui contenait généralement une ou deux pages de La Tour de Garde. Ces feuilles, qui pesaient à peine quelques grammes, étaient plus précieuses pour nous que des kilos de nourriture. Dans tous les camps, les Témoins ont souffert de privations sur le plan physique, mais ils étaient dans l’abondance sur le plan spirituel. ” — Is. 65:13, 14.
“ IL LE DIVISERA EN 50 ! ”
Les frères conduisent des études bibliques hebdomadaires avec ceux qui manifestent de l’intérêt pour la vérité. Dans un camp, ayant appris que des études bibliques se tiennent après 19 heures dans leur baraquement, certains prisonniers — et pas uniquement ceux qui sont intéressés — s’efforcent de ne pas faire de bruit. Iov Andronik raconte : “ Il ne faisait aucun doute que Jéhovah veillait sur nous et qu’il bénissait son œuvre. De notre côté, nous nous efforcions de nous manifester mutuellement l’amour chrétien en appliquant les principes bibliques. Par exemple, lorsque l’un de nous recevait de la nourriture, il la partageait avec les autres, démarche inhabituelle dans un camp.
“ À propos de Mykola Piatokha, qui était responsable dans un camp de la distribution de la nourriture entre les frères, un officier du KGB a dit un jour : ‘ Donnez un bonbon à Mykola et il le divisera en 50 ! ’ Et c’est bien ainsi que les choses se passaient. Nous partagions tout ce que nous recevions, qu’il s’agisse de nourriture physique ou spirituelle. Ainsi, nous nous entraidions et nous donnions un bon témoignage, susceptible de toucher les personnes sincères. ” — Mat. 28:19, 20 ; Jean 13:34, 35.
DES PRIMES POUR BONNE CONDUITE
Dans un camp, des employés travaillant au contact direct des Témoins se voient octroyer une prime équivalant à 30 % de leur salaire. Quelle en est la raison ? Viktor Goutchmidt explique : “ Une ancienne trésorière du camp m’a raconté que, dans les goulags où se trouvaient de nombreux frères, on demandait aux employés de ne pas se mettre en colère, de ne pas jurer et d’être constamment courtois. Cette bonne conduite leur vaudrait une augmentation. C’était une stratégie destinée à montrer que les Témoins n’avaient pas le monopole de la vertu et que rien ne les distinguait des autres. On payait donc les employés pour leur bonne conduite. Ils étaient une centaine dans le camp — personnel médical, ouvriers, comptables, surveillants, etc. — et personne ne voulait se priver d’une occasion de gagner plus d’argent.
“ Un jour, un frère qui travaillait à l’extérieur du camp a entendu par hasard un responsable d’équipe jurer bruyamment. Le lendemain, en le rencontrant, il lui a dit : ‘ Quelqu’un du corps de garde a dû vous mettre rudement en colère pour que vous juriez si fort ! ’ L’homme a avoué : ‘ Non, c’est seulement que la pression était montée toute la journée, alors je suis sorti du camp dans le but de me défouler. ’ Pour ces gens, se conduire comme les Témoins de Jéhovah était vraiment contraignant. ”
DERRIÈRE LES CARREAUX
Dans les goulags, les frères saisissent chaque occasion de donner le témoignage ; leurs efforts sont parfois abondamment récompensés. Nikolaï Goutsouliak se rappelle : “ Nous nous procurions souvent des denrées alimentaires au petit magasin du camp. Quand venait mon tour de m’y rendre, j’en profitais pour glisser quelques mots sur un sujet biblique. La femme qui servait écoutait toujours attentivement. Un jour, elle m’a même demandé de lui lire quelque chose. Trois jours plus tard, on m’appelait à l’entrée du camp pour me charger d’aller changer une vitre au domicile du commandant, accompagné d’un autre frère.
“ Nous nous sommes donc rendus en ville, escortés par des soldats. Arrivés sur place, la porte s’est ouverte sur la femme du commandant... la femme qui m’avait servi au magasin du camp ! L’un des soldats a pris position à l’intérieur de la maison, les deux autres dans la rue, près de la fenêtre. Elle nous a offert du thé et nous a invités à lui parler de la Bible. Ce jour-là, nous avons réparé son carreau, mais nous lui avons aussi donné un témoignage complet. Au terme de la conversation, elle nous a dit : ‘ Vous n’avez rien à craindre de moi. Mes parents croyaient en Dieu, comme vous. ’ Elle lisait nos publications en cachette de son mari qui, lui, haïssait les Témoins. ”
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Des ‘ piquets de tente ’ solidement fixés
DMITRI LIVY
NAISSANCE 1921
BAPTÊME 1943
PARCOURS Il a été membre du Comité du pays pendant plus de 20 ans. Aujourd’hui, il est ancien dans une congrégation de Sibérie.
EN 1944, à six mois de la fin de la Seconde Guerre mondiale, je me tenais dans une salle d’audience devant un juge militaire en raison de ma neutralité chrétienne. J’ai été condamné à être fusillé, mais la peine a été commuée et j’ai écopé de dix ans de réclusion dans un camp disciplinaire.
En janvier 1945, je suis arrivé à Petchora, une ville de la république des Komis, dans le nord de la Russie. Parmi les centaines de prisonniers que comptait le camp, il y avait dix frères. Malheureusement, le seul exemplaire de La Tour de Garde en ma possession m’avait été confisqué. Nous n’avions donc aucune nourriture spirituelle. Physiquement, j’étais dans un tel état d’épuisement que je ne pouvais absolument pas travailler. En me voyant un jour me laver, un frère m’a dit que j’étais squelettique. En fait, j’étais dans un si piteux état que j’ai été transféré dans un camp médical à Vorkouta.
Au bout de quelque temps, comme j’allais un peu mieux, on m’a envoyé travailler dans une sablonnière. Moins d’un mois plus tard, j’étais de nouveau décharné. Il a fallu que j’explique au médecin qu’étant Témoin de Jéhovah je ne fumais pas, parce qu’il pensait que j’échangeais ma nourriture contre du tabac. Je suis resté plus de deux ans dans ce camp médical, où j’étais le seul Témoin. Mais il y a toujours eu des personnes qui appréciaient d’entendre parler de la vérité, et certaines d’entre elles ont été réceptives à la bonne nouvelle.
Un jour, ma famille m’a envoyé une copie manuscrite de La Tour de Garde. Comment m’était-elle parvenue alors que les colis étaient minutieusement contrôlés ? Pliées en deux, les feuilles avaient été glissées dans le double fond d’une boîte recouvert d’une épaisse couche de graisse. Le surveillant avait percé la boîte de part en part et, n’ayant rien noté de suspect, il me l’avait remise. Cette source d’“ eau vive ” m’a été bien utile. — Jean 4:10.
En octobre 1949, j’ai été libéré avant d’avoir purgé toute ma peine. En novembre, de retour chez moi, en Ukraine,
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“ Je n’avais pas de chez-moi ”
VALENTINA GARNOVSKAÏA
NAISSANCE 1924
BAPTÊME 1967
PARCOURS Elle a passé 21 ans en prison ou dans des camps, dont 18 avant son baptême. Elle est décédée en 2001, après avoir aidé 44 personnes à connaître la vérité.
MA MÈRE et moi vivions dans l’ouest de la Biélorussie. En février 1945, j’ai découvert les Témoins de Jéhovah à l’occasion de la visite d’un frère à la maison. Il est venu trois fois et nous a montré des pensées bibliques. Bien que je ne l’aie jamais revu, je me suis mise à prêcher à mes voisins et à mes connaissances. Arrêtée et condamnée à huit ans de goulag, j’ai été envoyée dans le district d’Oulianovsk.
Dans le camp, j’observais et j’écoutais, espérant trouver des Témoins de Jéhovah parmi les détenues. En 1948, j’ai finalement surpris une conversation dans laquelle une femme — Assia — parlait du Royaume de Dieu. Comme j’étais heureuse de pouvoir aborder des sujets spirituels avec elle ! Bientôt trois autres sœurs sont arrivées dans le camp. Disposant de très peu de publications, nous restions ensemble autant que nous le pouvions.
Libérée en 1953, trois ans et demi plus tard on m’a infligé une peine de dix ans de détention pour avoir prêché. En 1957, j’ai donc été expédiée à Kemerovo, dans un camp où se trouvaient environ 180 sœurs. Nous n’étions jamais à cours de publications. L’hiver, nous les cachions dans la neige ; l’été, dans l’herbe ou dans la terre. Pendant les fouilles, de mes mains serrant les manuscrits, je maintenais les extrémités du grand châle que j’avais jeté sur mes épaules. Lorsque j’étais transférée dans un autre camp, je portais une casquette que j’avais faite moi-même et dans laquelle je glissais plusieurs numéros de La Tour de Garde.
Finalement, on m’a envoyée en Mordovie. Dans ce camp, il y avait une bible, soigneusement cachée. On ne pouvait la consulter qu’en présence de la sœur qui en était responsable. Jusque-là, je n’avais vu qu’une seule bible : celle du frère qui m’avait fait connaître la vérité, en 1945.
Après ma libération, en 1967, je me suis installée à Angren, en Ouzbékistan. C’est là que j’ai pu symboliser l’offrande de ma personne à Jéhovah par le baptême. Les frères d’Angren étaient les premiers que je rencontrais, exception faite de celui qui m’avait fait connaître la vérité. Je n’avais en effet été incarcérée que dans des camps pour femmes. Tous les membres de la congrégation étaient zélés dans le ministère, et je me suis rapidement attachée à eux. En janvier 1969, huit frères et cinq sœurs de notre congrégation — moi y compris — ont été arrêtés en raison de leur activité de prédication. Qualifiée de “ criminelle particulièrement dangereuse ”, j’ai été condamnée à trois ans de détention. Je me suis retrouvée plusieurs fois au secret pour avoir prêché.
Je dirigeais des études bibliques à l’abri d’une couverture. Nous n’avions pas le droit de nous parler pendant la promenade. Transgresser cet interdit nous valait l’isolement cellulaire. Par ailleurs, nous n’utilisions que des publications manuscrites, ce qui impliquait un travail inlassable de copie.
Je n’avais pas de chez-moi. Tous mes biens tenaient dans une valise. Mais j’étais heureuse et pleinement satisfaite de servir Jéhovah.
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