-
Des millions de vies qui partent en fuméeRéveillez-vous ! 1995 | 22 mai
-
-
Des millions de vies qui partent en fumée
LE TABAC est l’un des produits de consommation les plus vendus dans le monde. Les clients fidèles sont légion, le marché en rapide expansion. Les fabricants s’enorgueillissent de leurs profits immenses, de leur prestige et de leur influence sur les sphères politiques. Seule ombre au tableau: la mort, jour après jour, de leurs meilleurs clients!
“La cigarette est l’un des produits de consommation qui rapportent le plus, fait observer The Economist. C’est également le seul (autorisé) dont l’utilisation normale crée une dépendance chez la plupart des utilisateurs et en tue beaucoup.” Autrement dit, les firmes de tabac s’enrichissent, tandis que les consommateurs, eux, subissent de très lourdes pertes. Selon les Centres américains d’épidémiologie, le tabac retranche chaque année cinq millions d’années de vie aux fumeurs d’outre-Atlantique, soit environ une minute pour chaque minute passée à fumer. Précision de la revue Newsweek: “La cigarette tue 420 000 Américains par an, soit 50 fois plus que les drogues illégales.”
Selon le livre Tabac et mortalité dans les pays développés — 1950-2000 (angl.), publié par le Fonds britannique de recherche sur le cancer, l’OMS (Organisation mondiale de la santé) et la Société américaine de cancérologie, le tabac cause chaque année dans le monde trois millions de morts, six par minute. Ce chiffre est le résultat d’une enquête sur le tabac dans le monde, la plus vaste jamais réalisée à ce jour et portant sur 45 pays. “Dans la plupart des pays”, fait observer Richard Peto, du Fonds britannique de recherche sur le cancer, “le pire est encore à venir. Si la tendance ne s’inverse pas, lorsque les jeunes fumeurs d’aujourd’hui atteindront la quarantaine ou la soixantaine, le tabac tuera environ 10 millions de personnes par an, une toutes les trois secondes”.
“La cigarette ne ressemble à aucun autre danger, dit le professeur Alan Lopez, de l’OMS. À terme, elle tue un fumeur sur deux.” Pareillement, Martin Vessey, de la section santé publique à l’université d’Oxford, explique: “Ces résultats, fruit de 40 années d’enquête, nous amènent à la conclusion que la moitié des fumeurs mourront de leur habitude. Une perspective vraiment terrifiante.” Depuis le début des années 50, 60 millions de personnes sont mortes à cause de la cigarette.
Une perspective terrifiante également pour les firmes de tabac. Si chaque année dans le monde trois millions de personnes meurent de la cigarette et que beaucoup d’autres arrêtent de fumer, il faut trouver plus de trois millions de nouveaux fumeurs tous les ans.
Un nouveau marché est apparu avec ce que les firmes de tabac saluent comme la libération de la femme. Alors que, dans les pays occidentaux, le tabac se décline au féminin depuis quelques décennies déjà, le phénomène gagne aujourd’hui des régions du monde où les femmes qui fumaient étaient jusqu’à présent montrées du doigt. Une mentalité que les firmes de tabac entendent bien faire changer. Elles veulent aider les femmes à célébrer leur richesse et leur liberté nouvelles. Pour les séduire, elles proposent des cigarettes allégées en goudron et en nicotine (plus agréables), des cigarettes parfumées, ou d’autres encore, fines et longues — la silhouette même que les femmes espèrent parfois se créer en fumant. Dans les pays orientaux, les publicités en faveur du tabac présentent de jeunes mannequins asiatiques vêtus selon les règles de l’élégance occidentale.
On constatera cependant que les taux de décès liés au tabac épousent la courbe de la “libération” de la femme. Au cours des 20 dernières années, le nombre de femmes atteintes d’un cancer du poumon a doublé en Grande-Bretagne, au Japon, en Norvège, en Pologne et en Suède. Aux États-Unis et au Canada, il a triplé. “Tu en as fait du chemin, chérie”, assurait pourtant une publicité pour la cigarette.
Certaines entreprises de tabac ont des stratégies commerciales originales. Aux Philippines, pays à forte dominance catholique, une firme a distribué gratuitement des calendriers sur lesquels figuraient, sous un portrait de la Vierge Marie, ses logos. “Je n’avais jamais vu une chose pareille”, s’indigne le professeur Rosmarie Erben, consultante auprès de l’OMS. “On essayait d’établir un lien entre l’image pieuse et le tabac, tout cela pour que les femmes acceptent l’idée de fumer.”
En Chine, 61 % des hommes fumeraient, contre 7 % seulement des femmes. Les firmes de tabac occidentales s’intéressent de près à la “libération” de ces ravissantes Orientales, dont des millions ont été si longtemps privées des “plaisirs” dont bénéficient leurs sœurs d’Occident. L’inconvénient, c’est que le marché chinois de la cigarette est principalement un marché d’État.
Un marché que les firmes occidentales pénètrent pourtant peu à peu. Étant donné qu’il est difficile de faire de la publicité dans l’empire du Milieu, certaines firmes préparent la population en empruntant des voies détournées. La Chine importe des films de Hong-Kong; or, dans beaucoup de ces films, les acteurs sont payés pour fumer. Voilà ce qui s’appelle de la promotion de vente discrète!
Face à l’hostilité grandissante qu’elles essuient dans leur pays, les très prospères firmes de tabac américaines étendent leurs tentacules mortels dans de nouvelles directions. Les faits montrent qu’elles ont jeté leur dévolu sur les pays en développement.
Partout dans le monde les autorités sanitaires sonnent l’alarme. Témoin ces quelques titres: “L’Afrique aux prises avec un nouveau fléau: la cigarette”, “Asie: le marché de la cigarette s’enflamme, une catastrophe se prépare”, “Le succès du tabac en Asie entraînera une épidémie de cancers” et “Tabac: le dernier-né des fléaux dans le tiers-monde”.
Le continent africain subit les effets dévastateurs de la sécheresse, de la guerre civile et de l’épidémie de sida. Pourtant, dit le docteur Keith Ball, un cardiologue britannique, “excepté la famine et un conflit nucléaire, la cigarette constitue la plus grave menace pour la santé future des Africains”.
En Afrique, les puissantes multinationales louent les services d’agriculteurs pour cultiver du tabac. Ceux-ci abattent les arbres, si précieux pour la cuisson des aliments, le chauffage et la construction, et les utilisent comme combustible pour faire sécher le tabac. Qui plus est, ils délaissent les cultures vivrières, d’un moins bon rapport. Enfin, beaucoup de pauvres dépensent une grande partie de leurs maigres revenus pour acheter des cigarettes. Ainsi, alors que les familles s’étiolent à cause de la malnutrition, les firmes occidentales de tabac prospèrent.
L’Afrique, l’Europe de l’Est et l’Amérique latine sont toutes la cible de ces firmes, qui voient dans le monde en développement un marché extraordinaire. Mais le véritable filon, c’est la populeuse Asie. En Chine, les fumeurs sont 300 millions, un chiffre supérieur à celui de la population américaine. Ils fument la bagatelle de 1 600 milliards de cigarettes par an, soit un tiers de la consommation mondiale!
“De l’avis des médecins, les implications médicales de l’explosion du tabac en Asie sont tout bonnement terrifiantes”, lit-on dans le New York Times. Selon Richard Peto, des dix millions de personnes qui devraient mourir chaque année à cause de la cigarette dans les 20 ou 30 années à venir, deux millions seront des Chinois. Et d’ajouter que les maladies liées au tabac risquent d’emporter à terme cinquante millions d’enfants Chinois.
Le professeur Nigel Gray résume ainsi la situation: “L’histoire du tabac en Chine et en Europe de l’Est au cours des 50 dernières années condamne ces pays à une grave épidémie de maladies dues à la cigarette.”
“Comment un produit qui, chaque année, cause 400 000 décès prématurés aux États-Unis et auquel le gouvernement pousse ses administrés à renoncer peut-il devenir inoffensif une fois franchies les frontières américaines?” demande le professeur Prakit Vateesatokit, qui participe à la lutte antitabac en Thaïlande. “La santé devient-elle une question sans importance dès lors que ce produit est exporté?”
Les firmes de tabac trouvent dans le gouvernement américain un puissant allié. Ensemble, ils luttent pour prendre pied à l’étranger, particulièrement sur les marchés asiatiques. Pendant des années, les cigarettes américaines n’ont pu être commercialisées au Japon, à Taïwan, en Thaïlande et ailleurs. Dans certains de ces pays, l’État avait le monopole sur le tabac. De plus, les groupes antitabac protestaient contre les importations. Mais l’administration américaine a brandi une arme persuasive: la hausse des tarifs douaniers.
Depuis 1985, face aux pressions très fortes des États-Unis, beaucoup de pays d’Asie ont ouvert leurs frontières aux fabricants américains, qui s’y sont engouffrés. Leurs exportations en Asie ont fait un bond de 75 % en 1988.
Les premières victimes de la guerre du tabac sont peut-être les enfants. D’après les résultats d’une enquête publiés dans The Journal of the American Medical Association, “enfants et adolescents représentent 90 % des nouveaux fumeurs”.
Aux États-Unis, signale U.S.News & World Report, 3,1 millions d’adolescents fumeraient. Chaque jour, la cigarette fait 3 000 nouvelles recrues, soit 1 000 000 par an.
Une publicité pour la cigarette présente un chameau plutôt comique et bon vivant aux lèvres duquel pend souvent une cigarette. Cette publicité est chargée de faire des enfants des esclaves de la nicotine avant qu’ils ne prennent pleinement conscience des dangers du tabac. Trois ans après son lancement, les ventes de la firme avaient augmenté de 64 % chez les adolescents. Lors d’une enquête menée par la faculté de médecine de Géorgie, 91 % des enfants de six ans interrogés ont reconnu l’animal symbole.
Autre symbole célèbre de la cigarette: le cow-boy viril et indépendant dont le message est, selon un adolescent, le suivant: “Avec une cigarette aux lèvres, rien ne peut t’arrêter.” Le produit de consommation le plus vendu dans le monde serait une marque de cigarettes qui accapare 69 % du marché des adolescents fumeurs. C’est également la marque qui fait le plus de publicité. Pour pousser un peu plus à la consommation, chaque paquet de cigarettes offre des coupons à échanger contre des jeans, des casquettes et des vêtements de sport au goût des jeunes.
Comprenant l’extraordinaire pouvoir de la publicité, les mouvements antitabac ont réussi, dans de nombreux pays, à faire interdire celle en faveur du tabac à la télévision et sur les ondes. Mais les publicitaires ont trouvé des moyens de contourner la loi. Par exemple, en fins stratèges, ils installent des panneaux d’affichage dans les arènes sportives. C’est ainsi que les milliers de jeunes qui suivront une rencontre à la télévision verront au premier plan leur joueur préféré en action... et au second une immense affiche publicitaire pour telle ou telle marque de cigarettes.
Dans certains pays, dans les centres-villes ou devant les écoles, des femmes en mini-jupe ou en tenue de cow-boy ou de safari distribuent gratuitement des cigarettes aux adolescents curieux ou avides de tabac. Dans les salles de jeux vidéo, les discothèques et les concerts de rock, on fait circuler des échantillons gratuits. Selon des indiscrétions communiquées à la presse, une firme canadienne entendait cibler les garçons francophones de 12 à 17 ans.
Le message est plus qu’évident: fumer rime avec plaisir, forme, virilité et célébrité. “Là où je travaillais, explique un consultant en publicité, nous faisions tout pour convaincre les jeunes de 14 ans de commencer à fumer.” En Asie, les messages publicitaires présentent de jeunes Occidentaux en pleine santé et athlétiques en train de jouer dans la bonne humeur sur une plage ou sur un terrain de sport, la cigarette aux lèvres. “Des mannequins et des comportements occidentaux séduisants créent des modèles à suivre dont les fumeurs asiatiques ne se lassent pas”, faisait observer une revue de marketing.
Après avoir dépensé des milliards de dollars en publicité, les firmes de tabac enregistrent des résultats fabuleux. Selon un article spécial de la revue Reader’s Digest, l’augmentation du nombre des jeunes fumeurs est alarmante. “Aux Philippines, 22,7 % des moins de 18 ans fument. Dans certaines villes d’Amérique latine, le taux de fumeurs chez les adolescents est de 50 %. À Hong-Kong, des enfants de sept ans fument déjà.”
Toutefois, si les firmes de tabac célèbrent leurs victoires à l’étranger, elles n’en sont pas moins conscientes qu’une tempête se prépare dans leur pays. Quelles chances ont-elles d’en réchapper?
[Entrefilet, page 3]
Les meilleurs clients sont en train de mourir les uns après les autres.
[Entrefilet, page 5]
L’Asie, dernier terrain de chasse des firmes de tabac.
[Entrefilet, page 6]
Enfants et adolescents représentent 90 % des nouveaux fumeurs.
[Encadré, page 4]
Cocktail mortel: autopsie d’une cigarette
Jusqu’à 700 additifs chimiques différents peuvent entrer dans la composition d’une cigarette. Bien que la loi autorise les firmes à garder secrètes leurs listes d’ingrédients, on sait qu’y figurent des métaux lourds, des pesticides et des insecticides. Certains produits utilisés sont tellement toxiques qu’ils n’ont pas droit de cité dans les décharges. Les gracieuses volutes de fumée contiennent 4 000 substances différentes, parmi lesquelles l’acétone, l’arsenic, le butane, l’oxyde de carbone et le cyanure. Les poumons du fumeur et de ses voisins sont exposés à au moins 43 substances connues comme étant cancérigènes.
[Encadré, page 5]
Les non-fumeurs en danger
Vivez-vous, travaillez-vous ou voyagez-vous avec des gros fumeurs? Alors il se pourrait que vous soyez plus susceptible que les autres d’avoir un cancer du poumon ou une maladie cardiovasculaire. Selon des travaux réalisés en 1993 par l’Agence américaine pour la protection de l’environnement (EPA), la fumée de tabac présente dans l’air ambiant est un agent cancérigène du groupe A, la catégorie la plus dangereuse. Le volumineux rapport d’étude analysait les résultats de 30 études qui mettent en accusation la fumée qui s’échappe du bout de la cigarette comme celle qu’exhale le fumeur.
Pour l’EPA, l’exposition à la fumée de tabac est responsable chaque année aux États-Unis de 3 000 décès par cancer du poumon. En juin 1994, l’Association des médecins américains a confirmé ces conclusions en publiant les résultats d’une étude montrant que, parmi les gens qui n’ont jamais fumé, le risque de cancer du poumon est 30 % supérieur chez les femmes qui ont été exposées à la fumée de tabac.
Chez les jeunes enfants, l’exposition à la fumée de cigarette provoque 150 000 à 300 000 cas de bronchite et de pneumonie par an. De plus, chaque année, elle aggrave les manifestations asthmatiques chez 200 000 à 1 000 000 de petits Américains.
Selon les estimations de l’Association américaine de cardiologie, l’exposition à la fumée de tabac est responsable chaque année de 40 000 décès par maladie cardiovasculaire.
[Illustrations, page 7]
Un séduisant mannequin asiatique... et les cibles.
-
-
Un lâcher d’étranges ballons défensifsRéveillez-vous ! 1995 | 22 mai
-
-
Un lâcher d’étranges ballons défensifs
DANS les années 40, Londres était une ville en état de siège. Les avions de combat allemands et les bombes-robots semaient la terreur et la destruction. Dans ce contexte se produisit un événement étrange, qui aurait pu amuser les Londoniens s’ils n’avaient été dans une situation aussi désespérée.
Attachés à de longs câbles, des milliers de grands ballons flottaient en l’air. Ce barrage de fortune visait à décourager les attaques en rase-mottes et à intercepter quelques bombes-robots. Ingénieux, mais passablement inefficace.
De même aujourd’hui, les firmes de tabac sont assiégées. Ces empires tentaculaires, détenteurs d’un formidable pouvoir politique et économique, sont attaqués de toutes parts.
Le milieu médical produit en série des études accablantes. Les autorités sanitaires manœuvrent à leur avantage. Les parents portent plainte pour mauvais traitements à enfants. Les législateurs chassent la fumée de cigarette des bureaux, des restaurants, des casernes et des avions. Dans de nombreux pays, la publicité en faveur du tabac est aujourd’hui interdite à la télévision et sur les ondes. En Amérique, certains États poursuivent en justice les fabricants de cigarettes afin d’être dédommagés des millions de dollars que coûte le tabac en soins médicaux. Même des juristes se joignent à ces attaques.
Pour repousser l’ennemi, les fabricants de cigarettes lancent leurs ballons défensifs. Mais leurs arguments ne semblent être que du vent.
En avril 1994, le public américain a assisté aux premières loges à l’offensive de représentants de l’assemblée législative et des autorités sanitaires contre l’industrie du tabac. Lors de plusieurs audiences devant une commission du Congrès américain, ils ont placé les directeurs de sept grandes firmes de tabac américaines devant des chiffres accablants: chaque année, plus de 400 000 Américains décèdent à cause de la cigarette, et des millions d’autres sont malades, mourants ou simplement dans un état de dépendance.
Qu’ont répondu les accusés pour leur défense? Certaines de leurs déclarations ne manquent pas d’intérêt. “La relation causale entre la cigarette (...) et la maladie reste à prouver”, a affirmé un représentant de l’Institut américain des tabacs. D’autres ont prétendu que fumer est aussi inoffensif que n’importe quelle autre activité agréable, telle que manger des bonbons ou boire du café. “La présence de nicotine ne fait pas de la cigarette une drogue ni du fumeur un toxicomane”, a soutenu de son côté un cadre administratif. Enfin, un chercheur travaillant pour l’une des firmes a dit que “l’affirmation selon laquelle la nicotine crée une dépendance quel que soit son taux est fausse”.
Si la cigarette ne crée pas une dépendance, a objecté la commission, pourquoi les fabricants de tabac essaient-ils de modifier les taux de nicotine dans leurs produits? “Pour le goût”, a expliqué l’un des directeurs. Y a-t-il rien de pire qu’une cigarette sans goût? Placé devant une foule de résultats compromettants émanant du service de recherches de sa propre entreprise, ce directeur n’en est pas moins resté sur ses positions.
C’est apparemment la politique que les fabricants de tabac ont choisi d’adopter, peu importe le nombre de personnes que la cigarette enverra encore au cimetière. Au début de 1993, le professeur Lonnie Bristow, président du conseil d’administration de l’Association des médecins américains, a lancé un intéressant défi, dont le Journal of the American Medical Association s’est fait l’écho: “Il a invité les directeurs des grandes firmes de tabac américaines à l’accompagner dans les hôpitaux pour constater de visu l’une des conséquences de l’usage du tabac: les malades atteints d’un cancer du poumon et autres déficients pulmonaires. Mais tous ont décliné l’invitation.”
L’industrie du tabac se targue d’offrir de bons emplois à une époque où l’on ne parle que de chômage. En Argentine, par exemple, elle emploie directement un million de personnes et indirectement quatre millions d’autres. Les revenus fantastiques que représentent les taxes sur le tabac valent aux fabricants de cigarettes les bonnes grâces de nombreux gouvernements.
Une firme de tabac fait des dons généreux à des minorités. Une manifestation de civisme? Des documents internes ont révélé le mobile caché de ces “subventions électorales”: s’attirer des partisans dans le corps électoral.
La même firme se fait également des amis dans le monde des arts en arrosant libéralement musées, établissements scolaires et écoles de danse et de musique. Les responsables des organismes artistiques se font violence pour accepter cette manne dont ils ont tant besoin. Des membres de la communauté artistique new-yorkaise ont été bien embarrassés quand la firme leur a demandé de soutenir un groupe de pression luttant contre la législation antitabac.
Évidemment, les géants du tabac n’hésitent pas non plus à distribuer de l’argent aux hommes politiques, qui peuvent user de leur influence pour s’opposer à n’importe quelle proposition propre à nuire aux intérêts de l’industrie de la cigarette. Des hauts fonctionnaires défendent la cause des firmes de tabac. Certains ont avec elles des liens financiers ou se voient rappeler le soutien généreux qu’elles leur ont apporté en période de campagne électorale.
Un membre du Congrès américain aurait reçu de fabricants de cigarettes plus de 21 000 dollars et aurait par la suite voté contre plusieurs textes antitabac.
Un ancien membre d’un groupe de pression pro-tabac ayant reçu d’importants subsides, autrefois sénateur et gros fumeur, a appris récemment qu’il avait un cancer de la gorge, du poumon et du foie. Cet homme, qui éprouve aujourd’hui de grands regrets, explique qu’il y a de quoi devenir fou quand on est “cloué au lit à cause d’une maladie dont on est responsable”.
Comptant sur la force de la publicité, les magnats du tabac contre-attaquent avec virulence. Brandissant l’étendard de la liberté, un message publicitaire lance cette mise en garde: “Aujourd’hui, la cigarette. Et demain?” Comprenez: la caféine, l’alcool et les hamburgers seront les prochaines victimes de prohibitionnistes fanatiques.
Dans les journaux, les publicitaires essaient de discréditer les résultats d’une étude largement commentée de l’Agence américaine pour la protection de l’environnement, selon lesquels la fumée de tabac présente dans l’air ambiant est cancérigène. L’industrie du tabac a annoncé son intention d’aller devant les tribunaux. Quand une émission télévisée a accusé un fabricant de cigarettes de jouer avec les taux de nicotine pour favoriser la dépendance, la chaîne n’a pas tardé à être attaquée en justice, les plaignants lui réclamant 10 milliards de dollars.
Les firmes de tabac ont beau se défendre avec vigueur, les accusations continuent de s’amonceler. Les 50 000 études réalisées ces 40 dernières années sur les effets de la cigarette ont amplement prouvé la nocivité du tabac.
Comment les fabricants de cigarettes tentent-ils de parer les attaques? Ils s’accrochent résolument à ce constat: des fumeurs rompent avec le tabac; si donc ils rompent, c’est que la nicotine ne crée pas de dépendance. Pourtant, les chiffres montrent le contraire. S’il est vrai que 40 millions d’Américains ont cessé de fumer, 50 millions continuent, dont 70 % disent vouloir arrêter. Sur les 17 millions de tentatives enregistrées annuellement, 90 % échouent avant un an.
Près de 50 % des fumeurs américains opérés d’un cancer du poumon renouent avec le tabac. Trente-huit pour cent des fumeurs victimes d’une attaque cardiaque allument une cigarette avant même d’avoir quitté l’hôpital. Et 40 % des fumeurs qui ont subi une ablation du larynx essaient de fumer de nouveau.
Aux États-Unis, sur les millions d’adolescents qui fument, les trois quarts ont fait au moins une tentative sérieuse pour renoncer au tabac. Les chiffres indiquent également que chez de nombreux jeunes, le tabac mène à l’usage de drogues dures. Les adolescents qui fument sont environ 50 fois plus susceptibles de prendre de la cocaïne que les autres. “Il ne fait aucun doute dans mon esprit que la cigarette est une drogue qui mène à d’autres drogues, écrit une jeune fumeuse de 13 ans. Tous ceux que je connais, sauf trois, fumaient avant de se droguer.”
Que dire des cigarettes à teneur en goudrons réduite? Des études montrent qu’elles pourraient en fait être plus dangereuses que les autres, et ce pour deux raisons: d’abord parce que, bien souvent, le fumeur inhale plus profondément la fumée pour extraire la nicotine que son corps réclame, ce qui expose une plus grande partie du tissu pulmonaire aux effets toxiques de cette fumée; ensuite parce que l’idée fausse selon laquelle ces cigarettes sont “meilleures” pour la santé peut dissuader quelqu’un de faire l’effort de rompre avec le tabac.
Plus de 2 000 études ont été réalisées sur la seule nicotine. Que révèlent-elles? Que la nicotine doit être rangée au nombre des substances les plus dangereuses et de celles qui créent le plus facilement une dépendance. Elle accélère le rythme cardiaque et resserre les vaisseaux sanguins. Elle passe dans le système circulatoire en sept secondes, plus vite donc qu’un produit injecté par voie intraveineuse. Elle conditionne le cerveau, qui en redemande. La dépendance ainsi créée serait, selon certains, deux fois plus forte que celle de l’héroïnomane.
Les firmes de tabac sont-elles, malgré leurs dénégations, conscientes que la nicotine crée une dépendance? Oui, et depuis longtemps. Par exemple, selon un rapport de 1983, un chercheur d’une firme de tabac avait remarqué que les rats du laboratoire présentaient les manifestations typiques d’un état de dépendance: ils s’administraient régulièrement des doses de nicotine en poussant une manette. On se serait empressé de dissimuler ces résultats, qui n’auraient été révélés que récemment.
Face aux assauts qu’ils subissent de toutes parts, les géants du tabac ne restent pas passifs. Le Comité de recherche sur le tabac, à New York, mène ce que le Wall Street Journal appelle “la plus longue campagne de désinformation de l’histoire du commerce aux États-Unis”.
Pour combattre l’ennemi, ce comité investit des millions de dollars dans ce qu’il veut être une recherche indépendante. Tout a commencé en 1953, quand le professeur Ernst Wynder, du Centre cancéreux de Memorial Sloan-Kettering, a noté que les souris dont on badigeonnait le dos de goudrons de tabac souffraient par la suite de tumeurs. Les fabricants de cigarettes ont fondé le Comité de recherche sur le tabac afin de remettre en question les preuves évidentes et toujours plus nombreuses de la nocivité de leurs produits en y opposant les résultats de leurs propres travaux.
Mais comment les scientifiques du comité ont-ils pu produire des résultats contraires à ceux des autres chercheurs? Des documents publiés ces dernières années ont révélé un véritable réseau de corruption. De nombreux chercheurs du comité, liés par des contrats écrits et placés sous l’œil exercé d’un bataillon d’avocats, se sont aperçus que les craintes grandissantes relatives au tabac étaient fondées. Mais, devant les faits, le comité “a parfois occulté, voire fait cesser, les études attestant les dangers du tabac pour la santé”. — Wall Street Journal.
Les recherches pour une cigarette moins dangereuse se sont poursuivies pendant plusieurs années; ce dans le plus grand secret, car agir ouvertement aurait été reconnaître tacitement les dangers du tabac. À la fin des années 70, un important avocat-conseil d’une firme de tabac a recommandé d’abandonner ces travaux inutiles et de cacher tout document qui y avait trait.
Ces années de recherches ont établi deux choses: que la nicotine crée une dépendance et que le tabac tue. Bien que démentant ces faits avec véhémence, les fabricants de cigarettes montrent par leurs actions qu’ils en sont parfaitement convaincus.
Accusant les firmes de tabac de trafiquer leurs produits, David Kessler, commissaire à la U.S. Food and Drug Administration (FDA), a déclaré: “Certaines des cigarettes d’aujourd’hui sont en fait des distributeurs de nicotine de haute technicité: elles en libèrent juste ce qu’il faut (...) pour créer une dépendance et l’entretenir.”
David Kessler a expliqué que certains des brevets que possèdent les fabricants de cigarettes sont révélateurs de leurs intentions. L’un d’eux permet de produire par génie génétique un tabac au rendement de nicotine inégalé; un deuxième de traiter à la nicotine filtres et papier pour accroître l’effet; et un troisième d’administrer au fumeur plus de nicotine dans les premières bouffées que dans les dernières. En outre, des documents montrent qu’on ajoute aux cigarettes des composés ammoniacaux pour que le tabac libère davantage de nicotine. “Près de deux fois la quantité habituelle inhalée passait dans le système circulatoire du fumeur”, lit-on dans un article du New York Times. La FDA a rangé la nicotine parmi les drogues et entend exercer un contrôle plus strict sur les cigarettes.
À leur manière, les gouvernements sont, eux aussi, dépendants de la cigarette. Par exemple, les taxes sur le tabac rapportent chaque année 12 milliards de dollars au gouvernement américain. Toutefois, selon les calculs du Bureau américain du contrôle de la technologie, la cigarette lui coûte dans le même temps 68 milliards de dollars en soins médicaux et en perte de productivité.
Négation catégorique des accusations de nocivité, mécénat et allégation de prétendus bienfaits pour l’économie et l’emploi — incontestablement, on assiste de la part de l’industrie du tabac à un lâcher d’étranges ballons défensifs. Mais sera-t-il plus efficace que celui de Londres? L’avenir le dira.
Il est toutefois évident que les géants du tabac ne peuvent plus cacher ce qu’ils sont. Se souciant apparemment fort peu du terrible carnage dont ils sont responsables, ils sacrifient des millions de vies pour amasser des millions de dollars.
[Entrefilet, page 8]
Leurs arguments ne semblent être que du vent.
[Entrefilet, page 9]
Selon une étude officielle, la fumée de tabac présente dans l’air ambiant est cancérigène.
[Entrefilet, page 10]
La nicotine est rangée parmi les substances qui créent le plus facilement une dépendance.
[Entrefilet, page 11]
Ils sacrifient des millions de vies pour amasser des millions de dollars.
[Encadré, page 10]
Ce qu’ont montré 50 000 études
Voici, livrés par les chercheurs, quelques-uns des dangers du tabac pour la santé:
CANCER DU POUMON: Quatre-vingt sept pour cent de ceux qui meurent d’un cancer du poumon sont des fumeurs.
MALADIES CARDIOVASCULAIRES: Chez les fumeurs, le risque de maladie cardiovasculaire augmente de 70 %.
CANCER DU SEIN: Chez les femmes qui fument au moins deux paquets de cigarettes par jour, le risque de mourir d’un cancer du sein augmente de 74 %.
ATTEINTES AUDITIVES: Un bébé dont la mère fume a plus de mal à analyser les sons.
DIABÈTE: Chez les diabétiques qui fument ou qui chiquent, les lésions rénales sont plus fréquentes et la progression de la rétinopathie (une maladie de la rétine) plus rapide.
CANCER DU CÔLON: Deux études portant sur plus de 150 000 personnes ont montré un lien évident entre le tabac et le cancer du côlon.
ASTHME: L’exposition à la fumée de tabac peut aggraver l’asthme chez les enfants.
PRÉDISPOSITION À FUMER: Les filles des femmes qui ont fumé pendant leur grossesse sont quatre fois plus susceptibles de fumer.
LEUCÉMIE: Le tabac semble provoquer la leucémie myéloblastique.
BLESSURES: Selon les résultats d’une étude de l’armée américaine, les fumeurs sont plus nombreux que les non-fumeurs à se blesser à l’entraînement.
LENTEUR D’ESPRIT: De fortes doses de nicotine pourraient diminuer la vivacité d’esprit d’un individu lorsqu’il accomplit des tâches complexes.
DÉPRESSION: Des psychiatres s’intéressent au lien qui pourrait exister entre tabac et dépression grave ou schizophrénie.
SUICIDE: Une enquête a montré que les infirmières qui fument sont deux fois plus nombreuses à se suicider que les autres.
Autres dangers: Cancer de la bouche, du larynx, de la gorge, de l’œsophage, du pancréas, de l’estomac, de l’intestin grêle, de la vessie, du rein et du col de l’utérus; attaque d’apoplexie, attaque cardiaque, maladies pulmonaires chroniques, troubles circulatoires, ulcère à l’estomac, diabète, stérilité, faible poids de naissance, ostéoporose et infections des oreilles. Signalons encore les risques d’incendie. De fait, la cigarette est la première cause d’incendies dans les habitations, les hôtels et les hôpitaux.
[Encadré, page 12]
Des dangers du tabac froid
Le leader du tabac à priser, un marché qui représente 1,1 milliard de dollars de chiffre d’affaires, séduit le menu fretin avec des appâts aromatisés. La “légère euphorie” que ces tabacs très appréciés procurent laisse vite l’utilisateur sur sa faim, comme en témoigne un ancien vice-président de la firme: “Beaucoup commencent avec les tabacs les plus parfumés, mais, un jour ou l’autre, ils adoptent [le plus fort].” Un produit que la publicité présente comme “un tabac d’homme pour les hommes”, “un tabac qui fait de l’effet”.
Dans un article consacré à cette stratégie, le Wall Street Journal reprend les dénégations de la firme, qui se défend de “modifier les taux de nicotine”. Selon le journal, deux anciens chimistes de la firme, s’exprimant sur le sujet pour la première fois, ont expliqué que “si la firme ne modifie pas les taux de nicotine, elle modifie cependant la quantité de nicotine qu’absorbe l’utilisateur”. Et de faire remarquer qu’elle ajoute à son tabac à priser des substances chimiques destinées à en accroître l’alcalinité. Plus il est alcalin, “plus il libère de nicotine”. À propos de la différence entre tabac à priser et tabac à chiquer, le Wall Street Journal précise: “Le tabac à priser, parfois confondu avec le tabac à chiquer, est un tabac en lanières que l’on ne mâche pas mais que l’on suce. On en prend une pincée, que l’on se met entre la joue et la gencive et que l’on déplace sans arrêt avec la langue, en crachant de temps en temps.”
Les tabacs aromatisés, destinés aux novices, ne libèrent que 7 à 22 % de leur nicotine dans le système circulatoire. Le tabac le plus fort peut donner des haut-le-cœur à celui qui n’y est pas habitué. Ce tabac haché menu est pour les hommes, les “vrais”. Soixante-dix-neuf pour cent de sa nicotine est “libre”, prête à passer dans le sang de l’utilisateur. Aux États-Unis, ceux qui prisent commencent en moyenne à neuf ans. Or, quel garçon de neuf ans résistera longtemps à l’envie de devenir un homme? donc de passer à des tabacs plus forts?
En fait, on absorbe plus de nicotine en prisant qu’en fumant. Les cancers de la bouche et de la gorge seraient respectivement 4 et 50 fois plus fréquents chez les adeptes du tabac à priser que chez ceux qui n’en usent pas.
Aux États-Unis, la mère d’un champion d’athlétisme mort d’un cancer de la bouche a engagé des poursuites judiciaires contre une firme de tabac. L’affaire a suscité un véritable tollé contre les fabricants de tabac. À 12 ans, lors d’un rodéo, le fils de cette femme s’était vu remettre gratuitement une boîte de tabac à priser, et il en était arrivé avec le temps à en consommer quatre par semaine. Après plusieurs opérations douloureuses au cours desquelles il a fallu tailler dans la langue, la mâchoire et le cou, les médecins ont renoncé. Le jeune homme est mort; il avait 19 ans.
[Encadré, page 13]
Comment rompre avec le tabac
Des millions de personnes se sont affranchies de la nicotine. Même si vous fumez depuis longtemps, vous pouvez, vous aussi, y arriver. Ces quelques conseils vous y aideront:
• Sachez à quoi vous attendre. L’anxiété, l’irritabilité, les vertiges, les maux de tête, l’insomnie, les indigestions, la faim, le besoin impérieux de fumer, les difficultés de concentration et les tremblements sont autant de manifestations possibles de l’état de manque. Rien de très réjouissant, certes, mais ces symptômes commencent à s’estomper au bout de quelques jours pour finalement disparaître au fur et à mesure que le corps élimine la nicotine.
• Maintenant commence le véritable combat mental. Non seulement votre corps vous réclamait de la nicotine, mais votre cerveau était conditionné par des comportements associés à votre habitude. Analysez vos journées pour déterminer les moments où vous allumiez automatiquement une cigarette, et agissez en conséquence. Par exemple, si vous aviez coutume de fumer juste après le repas, prenez la résolution de vous lever immédiatement de table pour aller vous promener ou faire la vaisselle.
• Quand un besoin impérieux de fumer vous envahit, peut-être parce que vous êtes particulièrement stressé, souvenez-vous qu’il passera probablement avant cinq minutes. Soyez prêt à vous occuper l’esprit en écrivant une lettre, en faisant de l’exercice ou en mangeant un petit quelque chose qui soit bon pour la santé. La prière aide beaucoup à se dominer.
• Si vous êtes découragé à cause de plusieurs tentatives infructueuses, ne désespérez pas. L’important est de persévérer.
• Si la crainte de grossir vous arrête, souvenez-vous que les dangers du tabac sont sans commune mesure avec ceux que font courir quelques kilos en trop. Il peut être utile d’avoir toujours des fruits ou des légumes à portée de la main. N’oubliez pas non plus de boire beaucoup d’eau.
• Cesser de fumer est une chose. Ne pas rechuter en est une autre. Fixez-vous des objectifs: une journée, une semaine, trois mois, toute la vie.
Jésus a dit: “Tu dois aimer ton prochain comme toi-même.” (Marc 12:31). Par amour pour votre prochain et pour vous-même, arrêtez de fumer. — Voir également l’article “Tabac — Le point de vue chrétien” dans notre numéro du 8 juillet 1989, pages 13-15.
-