Sept années dans les prisons de la Chine rouge — Et néanmoins resté ferme dans la foi !
SEPT années passées dans une réclusion rigoureuse, c’est vraiment long ! Y a-t-il dans la vie une chose en laquelle vous croyez assez profondément pour être prêt à supporter une telle épreuve, alors qu’en faisant un compromis, vous pourriez être remis en liberté ? Il est certain que l’homme qui est prêt à affronter des années de détention plutôt que de renoncer à sa religion, doit être fort dans la foi. Mais pendant toutes ces longues années de solitude dans une cellule en béton, que pourrait-il bien faire pour occuper son esprit ?
Le vif intérêt suscité par les épreuves d’un homme qui avait subi cette longue détention avait attiré au Yankee Stadium de New York, le 30 octobre 1965, à 10 heures du matin, une foule de 34 708 personnes. Elles avaient entendu parler de la réunion, tout au plus quatre jours auparavant ; néanmoins, elles arrivaient de tout le nord-est des États-Unis, et certaines même du Canada, de la Californie et de la Floride.
Ces personnes s’étaient déplacées pour écouter un homme que la plupart d’entre elles ne connaissaient que de nom — Stanley Ernest Jones —, parce que c’était leur frère chrétien, qui venait d’être libéré d’une prison de la Chine communiste. Elles croyaient qu’elles puiseraient dans son récit la force spirituelle dont elles-mêmes auraient besoin pour maintenir leur intégrité envers Dieu dans les temps difficiles qui approchaient. Elles étaient aussi venues pour saisir l’occasion d’exprimer leur amour chaleureux pour un serviteur de Jéhovah qui avait enduré une si longue épreuve.
Le matin du samedi 30 octobre s’était levé, clair et froid, la température étant d’un peu plus de trois degrés centigrade. Les assistants qui remplissaient tous les gradins inférieurs et ceux des mezzanines du Yankee Stadium s’étaient prémunis contre le froid en apportant des couvertures et des bouteilles thermos. Et c’est devant un auditoire très calme et sérieux que l’orateur a commencé son récit. Ses premières paroles allaient droit au cœur :
“Frères, après avoir pendant sept ans été dans l’impossibilité de parler à aucun témoin de Jéhovah, après avoir été gardé au secret pendant cette longue période, je suis ému à l’idée d’être ici parmi vous, si nombreux, et de vous parler ce matin. La dernière fois où je me suis trouvé au milieu d’un si grand nombre de frères à une assemblée, c’était en 1946, à l’assemblée de Cleveland.”
ŒUVRE MINISTÉRIELLE À CHANG-HAI
Ensuite, par la description qu’il a faite, frère Jones a entraîné son auditoire en Chine, à Shanghaï, où son compagnon, Harold King, et lui-même avaient été envoyés comme missionnaires en 1947, après avoir reçu leur diplôme à Galaad, l’École biblique de la Watch Tower. Le peuple chinois, amical, accueillit favorablement leur ministère. Mais la Chine était en proie à la guerre civile, et vers la fin de 1949, les forces communistes avaient atteint la ville côtière de Shanghaï. Un soir, alors qu’ils étaient au lit, les deux missionnaires ont entendu la fusillade se rapprocher puis s’éteindre graduellement. Le lendemain, quand ils ont regardé au dehors, ils ont vu des soldats communistes dans les rues. Ils étaient derrière le “rideau de bambou”.
Les missionnaires des autres religions quittaient la Chine par centaines. Qu’allaient faire ces témoins de Jéhovah ? En écoutant frère Jones, les auditeurs se disaient : “Oui, que ferions-nous dans une telle situation ?” Frère Jones a poursuivi :
“Eh bien ! Il nous fallait prendre une décision. Resterions-nous pour aider les frères, ou alors, à l’exemple de tant d’autres étrangers, prendrions-nous la fuite ? Nous n’avons pas hésité : nous resterions parce que nous en étions venus à aimer nos frères de là-bas. Nous savions que nombre d’entre eux n’étaient pas mûrs, et nous avions conscience que, si nous partions, nous serions semblables à des bergers qui s’enfuient, abandonnant leur troupeau, au moindre signe de danger.
“Notre œuvre continuait de prospérer, et la liberté nous a été laissée pendant environ douze mois. Puis, en 1951, nous avons été appelés au poste de police où l’on nous a dit : ‘Vous ne devez pas aller de maison en maison pour prêcher.’ Nous pouvions encore prêcher dans la Salle du Royaume et conduire des études bibliques à domicile, mais ‘aucun travail de maison en maison’ ne nous était permis. Nous avons raconté cela à nos frères chinois, et nous avons été très heureux de les entendre dire : ‘Cet ordre s’applique à vous qui êtes étrangers, mais non pas à nous. Nous poursuivrons l’œuvre de prédication, et si nous trouvons des personnes intéressées, vous pourrez alors les enseigner dans des études bibliques.’ Et c’est ce que nous avons fait. Aussi, grâce au zèle des frères, et loin de s’affaiblir, l’œuvre continuait-elle de progresser, à la grande surprise des autorités.”
LES DIFFICULTÉS AUGMENTENT
Frère Jones nous a dit qu’en 1955 leur petite Salle du Royaume regorgeait de monde, et qu’ils avaient dû louer un plus grand local pour tenir leurs réunions. Mais le premier dimanche où ils voulaient l’occuper, la police leur a barré le passage, en disant : “Vous avez une salle, restez-y.” Le gouvernement était fermement résolu à mettre fin à tout accroissement futur.
Partout, l’endoctrinement communiste était poursuivi : dans les usines, les bureaux, les écoles, les hôpitaux, dans les immeubles et les rues. Les comités politiques organisaient des réunions hebdomadaires au cours desquelles ils enseignaient les doctrines communistes. La “campagne de rectification” avait commencé ; elle était destinée à corriger les pensées et les méthodes erronées. Cela ne veut pas dire qu’elle cherchait seulement à amener les gens à penser comme des progressistes et à améliorer leurs méthodes de travail, mais encore, et plus particulièrement, à se débarrasser de leurs anciennes idées politiques afin d’adopter celles du système communiste. On disait aux ouvriers qu’ils devaient se critiquer les uns les autres et faire aussi leur autocritique. Toute critique antérieure qui n’était pas favorable au régime devait être publiquement confessée. On exerçait une pression sur les ouvriers pour qu’ils dénoncent les autres, et ceux-ci étaient continuellement harcelés jusqu’à ce qu’ils avouent avoir dit des choses fausses et proclament leur repentir.
Mais qu’en était-il des prétendus chrétiens ? De nombreuses Églises avaient reçu l’ordre de rompre leurs relations avec les pays étrangers. Quant aux membres du clergé, certains d’entre eux avaient été chassés de leurs églises, d’autres avaient reçu l’ordre d’assister à des cours spéciaux où on leur enseignait les opinions politiques communistes. Ils avaient ainsi formé un mouvement religieux et une structure religieuse “patriotiques”.
“Mais nous, les témoins de Jéhovah, bien que vivant dans cette ambiance, nous ne pouvions pas avoir part à ces choses. Nos frères le savaient et restaient séparés. Conformément aux paroles de Jésus-Christ, nous ‘ne faisons pas partie du monde’, comme lui-même n’en faisait pas partie. Si nous devenions ‘amis du monde’, nous serions en ‘inimitié contre Dieu’. — Jean 17:16 ; Jacq. 4:4.
“Nos difficultés dans la prédication se multipliaient donc, et les frères qui allaient de maison en maison étaient souvent emmenés par les membres des comités politiques au poste de police. Au début on les relâchait au bout d’une heure ou deux, puis le temps est venu où trois de nos sœurs chrétiennes ont été gardées pendant quatre jours. Nous étions impatients de connaître la réaction de nos frères chinois devant cette opposition, et nous avons été heureux de les voir sortir, se réjouissant de ce qu’ils avaient été ‘jugés dignes d’être déshonorés pour son nom’. (Actes 5:41.) Ils étaient déterminés à persévérer dans la prédication du même message. Nous leur avons conseillé de tout faire pour éviter les difficultés, mais ils étaient convaincus qu’ils auraient la force d’affronter tout ce qui pourrait arriver.
“C’est alors que sœur Nancy Yuan, qui prêchait de maison en maison, a été emmenée au poste de police et détenue. Elle avait quatre enfants, dont un âgé d’un an seulement. Pour lui venir en aide, je suis entré en relations avec un avocat, mais il m’a dit : ‘Nous ne pouvons rien faire. Si l’affaire est entre les mains de la police, nous ne pouvons intervenir.’ Une bible, que sa mère lui avait envoyée, a été retournée. Cette sœur a été détenue pendant quatre ans avant d’être traduite en justice et condamnée. J’ignore quelle a été sa condamnation. Une autre sœur, institutrice, elle aussi mère de quatre enfants, a également été arrêtée.”
Tous les assistants ont poussé un soupir de commisération au récit émouvant de tous ces événements.
Frère Jones a parlé des efforts qu’il a faits pour assister à l’assemblée internationale des témoins de Jéhovah à New York en 1958 ; mais, sans la moindre explication, le gouvernement chinois lui a refusé l’autorisation de partir. Après cette assemblée, un frère de Hong-Kong est venu à Shanghaï pour voir les missionnaires, mais on ne l’a pas autorisé à débarquer. Dans une petite barque, les frères n’ont rien pu faire d’autre que de longer son bateau, lui faire signe de la main et lui crier leurs salutations. C’était le dernier frère du dehors qu’ils devaient voir pendant de longues années.
MISSIONNAIRES ARRÊTÉS
Frère Jones a poursuivi : “Un matin, à l’heure du déjeuner, frère King, qui regardait par la fenêtre, a aperçu des policiers qui pénétraient précipitamment dans la cité où nous habitions, et il a dit : ‘Je me demande bien où ils vont.’ Nous n’avons pas tardé à le savoir, car un instant plus tard, ils frappaient à notre porte à coups redoublés. Nous sommes allés leur ouvrir, et nous les avons vus sur le seuil, dégainant leurs pistolets, à la manière de vrais ‘gangsters’ ; ils nous ont ordonné de mettre les mains en l’air, puis ils nous ont passé les menottes. Ils ont fouillé notre appartement de fond en comble, ont entassé dans des sacs les publications de la Société et, nous faisant monter dans des voitures particulières, nous ont conduits à la prison. Là, j’ai été enfermé dans une cellule où je suis resté seul tout le temps.”
Alors un long interrogatoire a commencé pour frère Jones qu’on accusait, ainsi qu’Harold King, d’être ‘engagé dans des activités réactionnaires contre le gouvernement populaire de Chine’. L’accusation portait sur deux chefs. Premièrement, leurs doctrines et leurs activités dans la prédication. Deuxièmement, leurs déclarations personnelles, les propos qu’ils avaient tenus au cours de leurs conversations avec les gens pendant les neuf années antérieures. Il est évident que la police avait constitué un dossier contre eux. Frère Jones a parlé des méthodes des policiers, disant :
“Ils désapprouvaient la prédication du Royaume de Dieu selon laquelle ce dernier est le seul espoir pour l’humanité. Ils disaient avoir chassé de Chine les anciens impérialistes, et affirmaient que désormais le pays était entre les mains du peuple. Les gens devaient maintenant s’unir pour édifier une Chine nouvelle et un ‘monde nouveau’. Ils tenaient absolument à ce que chacun fasse sa part et, ajoutaient-ils, ‘si vous enseignez la neutralité, vous vous opposez au gouvernement’. Pour eux, la prédication du Royaume était une activité subversive. J’ignore s’ils s’imaginaient qu’en nous arrêtant ils mettraient fin à la diffusion de ce message du Royaume et feraient échouer le dessein de Dieu consistant à établir sur toute la terre la domination de son Royaume, mais nous savons qu’aucun gouvernement, quoi qu’il entreprenne contre les serviteurs de Dieu, n’empêchera le Royaume de Dieu d’étendre son règne, d’englober toute la terre et de consumer tous ses ennemis. Nous savons que le jour où il accomplira cela est maintenant proche. Comme il semble ridicule qu’une grande nation de 650 millions d’habitants considère comme une menace cinquante témoins de Jéhovah, et demande qu’une action soit prise contre eux !”
Cette description de l’attitude absurde du gouvernement communiste chinois a déclenché parmi l’auditoire un éclat de rire. Frère Jones a décrit ensuite les efforts que les communistes ont faits pour lui arracher un aveu en lui promettant une condamnation moins sévère.
“Leur méthode consistait à demander un aveu. Je leur ai déclaré que je n’avais nullement conscience d’avoir commis une faute quelconque. ‘Pensez à vos crimes passés’, m’ont-ils répondu. Ils voulaient m’amener à penser : ‘Ai-je réellement fait quelque chose de mal ? Ai-je violé la loi ?’ Ils espèrent que le prisonnier, se jugeant coupable d’une certaine faute, parlera et leur apprendra ainsi ce qu’ils ignorent. C’est pourquoi ils lui laissent le temps de réfléchir. Si l’aveu ne vient pas, ce sont eux qui avancent quelque chose. Voici ce qui s’est passé dans mon cas : ‘Vous avez calomnié la presse chinoise.’ Mais quand et comment ? Ils ne le disaient pas. Ils voulaient que ce soit moi qui pense à quelque chose. Mais devant mon mutisme prolongé, ils ont dit ce qu’ils me reprochaient. J’avais calomnié la presse chinoise lorsqu’elle avait annoncé que les troupes américaines recouraient à la guerre bactériologique en Corée.
“Maintenant je me souviens d’un bruit qui avait couru, il y a quelques années ; on avait trouvé en Corée du Nord un rat infecté par des microbes. On avait dit alors que la preuve était ainsi faite que les Américains avaient introduit ce rat en Corée du Nord pour contaminer les habitants. Quand on m’a raconté l’incident, il est probable que j’ai dit : ‘À mon avis, cela ressemble à de la propagande.’ Il fallait maintenant avouer que ma réponse constituait une calomnie et un crime.
“Voici un autre exemple : Je conduisais une étude biblique avec une femme, et un jour, juste avant l’étude, cette femme m’avait demandé si j’étais déjà allé à Hong-Kong. Je lui ai dit non. Elle a ajouté : ‘J’ai entendu dire que c’est une très belle ville. Peut-être irai-je y passer des vacances un jour ou l’autre.’ La police voulait maintenant que je dise que cette femme avait, par ces paroles inoffensives, tacitement avoué que, mécontente de la vie sur le continent et du gouvernement, elle voulait partir, se révélant ainsi l’ennemie du gouvernement. Il est évident que, dans un pays libre, on ne pourrait être emprisonné pour de tels propos qui relèvent de notre ‘liberté de parole’.
“Mais il leur fallait trouver un motif pour arrêter nos frères chinois et interdire notre organisation. Ils ont alors porté leurs accusations contre la Société : La Société Watch Tower n’était pas une organisation religieuse ; c’était une ‘agence du gouvernement des États-Unis’. Son président était un ‘agent impérialiste’ ; j’étais envoyé en Chine, non pour y prêcher, mais pour lutter contre le communisme. Ils ont ensuite consigné ces accusations sur une sorte de questionnaire dans lequel ils ont introduit quelques-unes de mes réponses et d’autres qu’ils voulaient m’amener à faire ; puis ils me l’ont lu. Bien sûr, je n’étais pas disposé à signer. ‘Retournez dans votre chambre, m’ont-ils dit, et réfléchissez.’ Une semaine plus tard, ils me réveillaient au milieu de la nuit, me ramenaient dans la salle d’interrogatoire et me lisaient une seconde fois le questionnaire. Mais j’étais convaincu que la Société était une organisation religieuse prêchant la bonne nouvelle du Royaume de Dieu. Ils m’ont encore renvoyé dans ma chambre pour y réfléchir, en me demandant de consigner moi-même mes réponses sur une feuille de papier qu’ils m’ont remise. Au lieu de me soumettre à leurs instructions, je rédigeais une déclaration dans laquelle je défendais la Société et l’œuvre que, personnellement, nous accomplissions à Shanghaï. Quand je la leur ai remise, ils étaient furieux, mais ils ne m’ont plus jamais demandé de signer ce papier.”
Quatre mois plus tard, ils ont dit à frère Jones qu’ils allaient l’emmener dans une “maison agréable” située dans un “jardin magnifique” où il aurait six mois pour réfléchir. Mais là, chaque matin, à cinq heures, un haut-parleur, placé dans les champs avoisinants, diffusait de la musique, des discours et des instructions, à l’intention des cultivateurs se trouvant dans les maisons et les champs. Et cela se prolongeait jusqu’à neuf heures du soir. Au bout de six mois, la santé de frère Jones était si altérée qu’il fut heureux de retourner à la maison d’arrêt de Shanghaï, qui pourtant était sinistre. Cela marqua pour lui le début d’une année d’“instruction politique” poussée, son “instructeur” insistant adroitement sur les erreurs et les méfaits des nations capitalistes et présentant le communisme comme la solution aux problèmes de l’homme. Pendant tout ce temps, que pensait frère Jones ?
“Quand je l’entendais exposer ces doctrines, je pensais en moi-même : ‘Vous voyez les fautes et les manquements, vous comprenez la nécessité d’un changement ; mais vous n’avez pas trouvé la solution. Vous commettez aussi des fautes, des crimes qui vous sont propres, et l’homme a besoin d’être délivré de vous comme des autres. Et pendant qu’il parlait, je pensais au Royaume comme au seul espoir de l’humanité. Cet endoctrinement n’a donc jamais pu pénétrer dans mon esprit. Fortifié par la connaissance du Royaume de Dieu, convaincu, n’ayant jamais le moindre doute, je ne pouvais être touché, et je suis persuadé que vous ne l’auriez pas été non plus, bien que les gens de ce monde le soient.
“À certains moments, au sein de ces épreuves, j’ai essayé de rendre témoignage. J’ai toujours eu envie de le faire. Mais chaque fois que j’ai voulu témoigner, on m’a aussitôt fait taire. Un homme se disait une autorité en matière de religion et en ce qui concerne la Bible. Je pensais pouvoir lui parler davantage, croyant qu’il avait une certaine bonté de cœur. Mais changeant subitement de ton, il m’a dit : ‘Ne venez pas me prêcher.’ Et il s’est emporté. Il m’était difficile de prêcher en cet endroit à ces communistes-là, mais j’essayais quand même. J’avais du moins la satisfaction de me dire : ‘Je suis toujours un témoin, je prêche encore ou j’essaie de le faire.’ Et je me sentais bien après cela. Je sais que lorsque vous participez à l’œuvre de maison en maison et que vous prêchez sans que personne ne vous écoute, vous éprouvez ensuite les mêmes sentiments. Vous avez essayé de prêcher ; vous êtes toujours un témoin, peu importe le reste.”
UN JUGEMENT COMMUNISTE
“À la fin de ma deuxième année de détention, juste avant de comparaître devant le tribunal, on m’a dit : ‘Vous pouvez avoir un avocat pour vous assister, mais il ne lui sera pas permis de vous défendre. Il pourra implorer pour vous la clémence des juges, et le tribunal l’écoutera.’ On m’a d’abord fait assister à une audition préliminaire de la cause. L’audience n’était pas publique, et mon avocat n’était pas là. Le lendemain matin, on nous a fait comparaître devant le tribunal ; environ quatre-vingts personnes étaient assises dans la salle. On ne m’a pas demandé si je voulais plaider coupable ou non coupable. Le juge s’est contenté de m’interroger. Il m’a posé des questions semblables à celles-ci : ‘Est-ce l’élément impérialiste Nathan Knorr qui vous a envoyé en Chine ? Avez-vous organisé des groupes afin de poursuivre vos activités dans la clandestinité si votre Église venait à être interdite ? Avez-vous envoyé à Hong-Kong une liste des personnes susceptibles de recevoir le périodique La Tour de Garde ?’
“J’ai répondu en exposant exactement les faits. J’étais prêt à accepter n’importe quelle condamnation qu’ils jugeraient bon de m’infliger. Je savais que l’affaire était entièrement entre les mains de Jéhovah Dieu ; aussi n’étais-je pas inquiet. Je me sentais libre ; j’avais le sentiment que Jéhovah Dieu dirigeait les événements et que l’issue serait conforme à sa volonté.
“Le lendemain matin, on nous a ramenés au tribunal où le juge nous a lu la sentence. Harold King était condamné à cinq ans de prison qui seraient suivies de son expulsion du pays ; de mon côté, j’étais condamné à sept ans de détention et serais également expulsé.”
DE LONGUES ANNÉES EN PRISON
“La prison de la ville de Shanghaï est très vaste. Elle comprend neuf grands bâtiments, chacun d’eux pouvant recevoir au moins mille prisonniers. J’ai été frappé de l’extrême malpropreté qui y régnait. Les détenus ne portaient pas l’uniforme commun aux prisonniers ; ils portaient leurs propres vêtements, et au cours des années écoulées, ils les avaient à ce point rapiécés que, pour nombre d’entre eux, le vêtement original n’existait plus. Ils circulaient dans leurs vêtements en loques. C’était un spectacle lamentable et déprimant, surtout quand il faisait chaud et que les prisonniers faisaient leur exercice de marche, ou, plutôt, se traînaient péniblement. On ne voyait d’eux que les côtes et les veines qui saillaient.
“Un couloir traversait la prison de part en part, et dans ce couloir, un grand nombre de portes, en barreaux de fer, donnaient sur les cellules. Celles-ci étaient semblables à de grands placards. Elles ne comportaient pas de fenêtre ou d’ouverture, seulement une porte sur le devant. Chaque cellule n’avait que deux mètres cinquante de long sur un mètre trente de large et environ deux mètres cinquante de haut. Une estrade en bois recouvrait la majeure partie du sol, laissant juste la place pour ouvrir la porte. La nuit, j’étais obligé de dérouler mon matériel de couchage, de l’étendre sur cette estrade et de dormir sur ce plancher surélevé. Au début, c’était assez désagréable, mais après avoir passé un certain temps en cellule, on finissait par s’y accoutumer un peu. J’étais à même de reconnaître le moindre craquement des murs et la plus faible aspérité sur le sol. Je ne tardais pas à m’y sentir chez moi ; et quand, plus tard, ils m’ont transféré dans une autre cellule, je m’y suis senti un peu dépaysé, et il m’a fallu m’habituer à ma nouvelle demeure.
“En été il y faisait excessivement chaud, et pendant mes quatre premières années de réclusion, j’ai été tourmenté par des punaises qui m’empêchaient de dormir. Par moments, à cause du manque de sommeil et à cause des rudes épreuves, j’étais pris de vertiges qui ont exigé un traitement médical. Mais je me suis rétabli. En hiver, il faisait un froid terrible. Il n’y avait pas de chauffage, et j’étais obligé de porter de nombreux vêtements, comme vous l’avez fait ce matin. D’ordinaire, au-dessus de mes épais sous-vêtements en laine, je portais quatre chandails en laine, un gilet ouaté, un veston ouaté, et parfois j’avais encore froid.”
LE GRAND PROBLÈME : LE TEMPS
“Je disposais d’un temps considérable. J’ai demandé au responsable de la prison de me procurer une bible. Embarrassé, il ne m’a dit ni oui ni non. Justement, vers cette époque-là, j’ai reçu la visite d’un représentant du gouvernement britannique, et je lui ai demandé s’il pourrait m’envoyer une bible. Il me l’a envoyée, mais je ne l’ai jamais reçue.
“Je consignais par écrit les nombreux passages bibliques qui me revenaient à l’esprit. Je méditais souvent sur I Pierre 4:12, 13, où il est écrit : ‘Ne soyez pas intrigués, comme s’il vous survenait une chose étrange, par l’incendie qui est au milieu de vous, lequel vous arrive pour vous éprouver. (...) Continuez de vous réjouir, étant donné que vous êtes des participants aux souffrances du Christ.’ Je prenais beaucoup de plaisir à lire ce passage des Écritures, car on pouvait parfois trouver étrange d’être plongé dans tant de difficultés et de se voir reprocher des choses relatives à la bonne nouvelle et d’autres concernant sa propre personne. Toutes ces accusations pouvaient saper le moral. Mais les Écritures me rendaient confiance et me disaient : Ne considère pas cela comme étrange, mais réjouis-toi à ce sujet.
“Un autre verset me revenait à l’esprit ; c’est Révélation 2:10, où il est dit : ‘N’aie pas peur des choses que tu es sur le point de souffrir. (...) Le Diable continuera de jeter en prison quelques-uns d’entre vous, pour (...) que vous ayez une tribulation de dix jours. Montre-toi fidèle même jusqu’à la mort, et je te donnerai la couronne de vie.’ Ce texte biblique me rendait courageux. Premièrement, il me donnait l’assurance que ce n’est pas Dieu qui est fâché contre nous ; au contraire, c’est le Diable. C’est lui qui jette le peuple du Seigneur en prison, et nous ne devrions craindre aucune des choses qu’il peut faire. Après tout, nous n’aurions qu’une tribulation de ‘dix jours’. Autrement dit, les tribulations doivent prendre fin. Tout arrive à son terme en temps voulu. Il suffit donc que nous endurions ; Dieu nous sauvera.
“Je méditais aussi sur I Pierre 1:7, qui considère l’épreuve de la foi comme étant de bien plus grande valeur que l’or. Et la prison est une épreuve pour notre foi. Dieu serait-il toujours avec nous ? Les choses s’arrangeraient-elles finalement pour nous ? Eh bien ! Étant donné ces textes bibliques, je pensais que tout finirait bien. Et je sais que n’importe qui se trouvant dans la même situation puiserait réconfort et confiance dans l’évocation de ces passages de l’Écriture.”
TEXTE QUOTIDIEN, PRIÈRE, LECTURE
“Quand j’avais consigné par écrit un nombre suffisant de textes bibliques, j’en choisissais un pour le texte quotidien, je le copiais et le plaçais bien en vue afin de l’examiner pendant la journée.
“À cette époque, je recevais des exemplaires des journaux chinois ; on y publiait le calendrier lunaire, de sorte que je pouvais connaître la date de la nouvelle lune et, partant, déterminer le jour de la commémoration de la mort du Christ. Quand arrivait le moment où la Commémoration allait être célébrée dans les congrégations, je m’asseyais dans ma cellule, je priais Dieu, puis je pensais à tous les versets qui se rapportent à cette fête. Je voyais mes frères s’assembler et je me représentais toutes les congrégations qui, au cours des vingt-quatre heures qui allaient suivre, observeraient le Repas du Seigneur. Tout cela contribuait à fixer mes pensées sur le Royaume et sur les frères, et je me sentais au milieu d’eux ; car ce qui me manquait le plus, c’était la présence d’un frère, de quelqu’un à qui parler et qui me donnerait un peu de stimulant vivifiant à l’aide de la Parole de Dieu.
“Ma sœur, qui habitait l’Angleterre, me faisait aussi parvenir des journaux ; j’y trouvais parfois un passage tiré de la Bible. L’un d’eux publiait ordinairement un sermon rédigé par un ecclésiastique. Je le lisais toujours en entier, avec l’espoir d’y trouver quelques textes bibliques. Mais je m’étonnais fort que cet homme puisse écrire tout un sermon sans citer le moindre verset.
“J’ai trouvé dans un journal un texte biblique qui m’a réconforté pendant de longs mois. C’était Romains 12:12. Tel qu’il était traduit, il disait : ‘Réjouissez-vous dans l’espérance qui est devant vous. Dans la détresse restez ferme. Persévérez dans la prière.’ Je le jugeais très approprié. Même si ma situation paraissait désespérée — j’avais tant et tant d’années à passer — j’avais une espérance devant moi, l’espérance du Royaume. Si je mourais, j’avais l’espoir d’une résurrection. Je n’avais pas à m’affliger. Ce texte biblique me disait : Réjouis-toi dans l’espérance qui est devant toi. Plus je méditais sur cette espérance, plus je me sentais heureux. Je me sentais plus fort et les ennuis disparaissaient. Et c’est de cette façon qu’il m’était possible de faire ce qui m’était dit : rester ferme dans la détresse.
“J’aurais pu être libéré plus tôt, si j’avais cherché à plaire ou fait des compromis par-ci par-là. On ne cessait de me dire que ma sentence serait réduite si je faisais des concessions. Mais je ne pouvais pas en faire. Si j’en avais fait une seule, une petite, ils m’en auraient demandé une autre, jusqu’à ce que j’en vienne à parler contre mes frères. Mais il nous est impossible de faire cela, aussi est-il préférable de ne pas commencer. Que cela leur déplaise ! Je devais rester ferme et attendre que Jéhovah me délivre. Cela me serait possible si je suivais l’autre conseil me disant de ‘persévérer dans la prière’.
“Au début de mon séjour en prison, il m’était facile de prier Dieu avec ferveur. Mais quand on n’a plus la présence des autres frères pour vous encourager, au fur et à mesure que le temps passe, on a tendance, à mon avis, à croire que la prière est une répétition de mots et que, par conséquent, elle n’est plus aussi efficace. On peut être enclin à la négliger. Cela peut arriver au cours d’une période couvrant plusieurs années. Mais il y a dans la Bible un verset qui dit : ‘Persévérez dans la prière ; ne cessez de prier, vos prières sont efficaces et elles vous fortifieront.’ Et en effet, elles me permettaient de tenir quand je me sentais abattu.
“J’avais encore un autre problème à résoudre : Comment allais-je occuper mon temps ? Levé à cinq heures et demie du matin, j’avais toute la journée devant moi. On me donnait bien quelques périodiques à lire, mais on n’y parlait que de politique ; je ne les lisais pas. Je décidais donc de me procurer, si je le pouvais, quelques ouvrages d’étude. J’ai obtenu quelques livres de mathématiques et d’électricité, et je me suis mis à les étudier sérieusement. La Bible nous conseille de penser aux choses qui sont bonnes, saines, édifiantes et justes (Phil. 4:8). Il s’agit, bien entendu, de choses spirituelles. Mais en principe, je jugeais que l’étude de ces livres pourrait être bonne et profitable. Elle ne dirigerait pas mes pensées sur des choses malsaines et non édifiantes. Et si, dans les années à venir, la connaissance acquise ne me servait pas, j’aurais du moins occupé mon esprit. J’étudiais donc sérieusement, m’efforçant de comprendre, et je me rendais compte que, par cette étude, je me livrais à une grande gymnastique de la pensée. J’y prenais un grand plaisir. En réalité, je cherchais tellement à résoudre les problèmes de mathématiques et d’électricité, et cette étude m’absorbait à tel point, que je me suis bientôt aperçu que je ne devais pas négliger mon étude de la Bible. Il m’a donc fallu revenir à mes textes bibliques. J’essayais parfois de les traduire en chinois, simplement à titre d’exercice et pour ne pas négliger la Parole de Dieu.
“J’avais la permission de recevoir une fois par mois des lettres de ma famille. J’avais coutume de dire à mes parents ce que j’avais reçu, et eux me disaient ce qu’ils m’avaient envoyé ; nous savions donc ainsi si tout me parvenait ou si on retenait quelque chose.”
TÉMOINS DE JÉHOVAH CHINOIS
Dans le monde entier, les témoins de Jéhovah se demandaient ce que leurs frères et sœurs de Chine étaient devenus après l’arrestation des missionnaires. Frère Jones a alors communiqué à l’assemblée les renseignements qu’il avait pu recueillir à ce sujet.
“Je savais que plusieurs frères avaient été arrêtés. J’étais continuellement aux aguets pour les apercevoir, et le jour où l’on m’a photographié, j’ai vu trois de nos sœurs, y compris celle qui avait été arrêtée quatre ans plus tôt. Cette sœur avait été gardée en prison pendant quatre ans, et au lieu de la relâcher à la fin de cette longue détention, comme on pouvait s’y attendre, ses persécuteurs l’avaient amenée devant le tribunal et condamnée, et elle se trouvait toujours en prison. Cela m’a fait plaisir de voir ces sœurs. Si nous n’avions pas l’autorisation de nous parler, nous pouvions du moins nous sourire. Je me sentais encouragé de les voir ensemble et en mesure de se parler. J’ai appris de différents côtés que cinq de nos frères étaient réunis et qu’ils restaient fermes dans la foi, qu’ils étaient remplis d’espoir et de joie et qu’ils s’inquiétaient beaucoup de nous, frère King et moi. Je suis convaincu que ces frères sont restés fermes dans la vérité et qu’ils gardent toujours leur intégrité.”
Des applaudissements nourris ont salué cette nouvelle réconfortante, et le récit d’un autre événement en a soulevé d’autres. Frère Jones a poursuivi :
“De ma cellule, par une fenêtre du couloir, je pouvais voir ce qui se passait dans la cour en bas. Je voyais les prisonniers entrer dans la prison et en sortir. Un jour, je regardais par hasard par cette fenêtre, et j’ai vu un prisonnier marcher vers la sortie, portant une énorme valise sur les épaules. Puis, voyant passer une autre valise, puis une troisième, je me suis dit : ‘J’ai déjà vu ces valises ; je les reconnais ; elles appartiennent à Harold King.’ Et j’aperçus alors, marchant derrière les caisses, Harold King se dirigeant vers la sortie, vers la liberté.
“J’étais très content. Naturellement, je me disais : ‘Que va-t-il m’arriver ? Vont-ils me libérer plus tôt ?’”
LES DEUX DERNIÈRES ANNÉES
Les fonctionnaires chinois ont recommencé leurs attaques psychologiques. D’abord, ils ont transféré frère Jones dans la cellule qu’Harold King avait occupée dans un autre bâtiment. Ils lui ont témoigné des égards, lui ont permis de parler avec un gardien. Mais ils ont bientôt mêlé la politique à la conversation, et quand frère Jones s’est refusé à poursuivre l’entretien, ils ont cessé de parler. Mais ils lui faisaient croire qu’il serait bientôt libéré. À la fin de la sixième année de détention, ils lui laissaient croire par leurs propos que sa libération approchait. Puis ils ont feint de ne plus s’en occuper, et il a compris qu’on le garderait encore au moins une année. Il a dit :
“Je sais ce qui s’est passé. Les autorités de la prison ont écrit au tribunal pour lui dire qu’elles étaient satisfaites de ma conduite, et elles proposaient ma libération, mais le tribunal n’était pas disposé à l’accorder. Vous comprenez, quand j’écrivais à ma famille, je ne parlais jamais du communisme. Dans leurs lettres, beaucoup de prisonniers chinois cherchaient à plaire aux autorités. Leurs lettres commençaient de la façon suivante :
“‘Vous serez heureux d’apprendre que je me réforme. Je m’attache aux œuvres et enseignements de notre grand Chef Mao Tsé-Toung. Je soutiens le gouvernement communiste et je veux travailler dans l’intérêt du peuple.’
“Ils écrivaient cela avant de parler de ce qui intéressait la famille. C’est, bien entendu, ce qu’on leur enseignait dans leurs réunions. En fait, les prisonniers connaissaient parfaitement les doctrines communistes, mais elles ne touchaient pas leurs cœurs ; ils ne modifiaient pas leur conduite. Je le savais, pour l’avoir journellement constaté, et les gardiens le savaient aussi. Ces derniers aimaient qu’ils écrivent dans ce sens, mais comme les termes étaient parfois exagérés, les gardiens disaient : ‘N’écrivez plus comme cela dans vos lettres, vous ne pensez pas sérieusement ce que vous dites !’ Je n’ai jamais écrit quoi que ce soit de semblable. J’exprimais toujours ma reconnaissance pour ce qu’on me procurait ; j’étais respectueux mais je ne m’aplatissais pas devant eux ni ne cherchais à leur plaire. C’est pourquoi il m’a fallu purger ma peine jusqu’au bout.”
Enfin, trois semaines environ avant l’expiration de sa peine de sept années de prison, frère Jones a effectué cinq visites en compagnie de fonctionnaires ; ils l’ont emmené visiter une usine, une commune, une exposition de produits industriels, un centre artistique et un village d’ouvriers. Il a raconté ce qui suit :
“Je n’ai absolument rien vu d’exceptionnel. Ils construisent beaucoup mais leurs œuvres ressemblent à celles des autres pays.
“Le jour de ma libération est enfin arrivé. C’était le 13 octobre 1965. Je croyais être libéré le matin, mais je suis resté enfermé jusqu’à huit heures et demie du soir. Cela signifie qu’ils m’ont fait purger toute ma peine, en ne me libérant que dix heures et demie avant la fin des sept années.”
À sa sortie de prison, frère Jones a été conduit à l’hôtel par un policier, puis il a été emmené à Canton ; le voyage s’est effectué par le train et a duré deux jours. Là, il a encore été conduit à l’hôtel, et tout cela à ses frais. Le lendemain matin, on l’a escorté jusqu’à la frontière qui sépare la Chine de Hong-Kong. Voici comment les choses se sont alors passées :
“Je me trouvais près de la ligne blanche. La police britannique se tenait de l’autre côté. J’ai vu un Anglais s’approcher de la ligne et me regarder. Il m’a salué de la main avec hésitation. J’hésitais quelque peu à lui rendre son salut. Je ne le reconnaissais pas. Il est parti, puis il est revenu, accompagné de frère Charles que j’ai aussitôt reconnu. Les autorités anglaises ont alors dit aux frères : ‘Allez accueillir M. Jones, mais ne posez pas le pied sur cette ligne blanche.’ Et ils ont obéi.”
DE L’AUTRE CÔTÉ DU “RIDEAU DE BAMBOU”
“On m’a fait passer la frontière. Quelle joie de me retrouver parmi les frères ! Après une si longue et si rigoureuse réclusion, j’étais transporté de joie. Toutefois, je redoutais un peu les journalistes qui devaient m’attendre, d’après ce que l’on m’a dit. Au cours de mes sept années de détention, je ne m’étais jamais imaginé qu’on pourrait s’intéresser particulièrement à mon cas. Je savais naturellement que nos frères se préoccupaient de moi, et j’en suis très heureux, car vos prières m’ont aidé.
“Mais pouvez-vous imaginer ce que je ressentais au moment d’affronter la presse ? Vous comprenez bien que sept années de prison, pendant lesquelles on doit surveiller ses moindres paroles, ses propos innocents qui sont pris pour des offenses, ont pour effet que l’on se mure, se replie sur soi-même et se tient coi. Et voici que soudainement je me trouvais au milieu de gens libres ; ce n’était pas facile de s’épancher immédiatement et de savourer la liberté. Les frères de Hong-Kong m’ont beaucoup aidé. J’ai même eu l’occasion de me joindre à eux dans la prédication de porte en porte. C’était la première fois depuis quatorze ans que j’allais de maison en maison.”
Les plus de 34 000 témoins rassemblés au Yankee Stadium ont revécu avec frère Jones les jours qui ont suivi sa libération ; ils partageaient sa joie et ils l’exprimaient souvent par leurs applaudissements enthousiastes. Il a parlé des moments impressionnants qu’il a vécus au Japon ; là, il s’est adressé à 230 personnes dans la ville de Nagoya, et plus tard, il a parlé devant un millier de personnes environ à Tokyo. Honolulu (Hawaii), a été son premier arrêt aux États-Unis ; mille autres personnes sont venues l’écouter.
“Ils ne m’avaient jamais vu, a-t-il dit, je ne les avais jamais rencontrés non plus et pourtant ils ont ouvert leur cœur et m’ont fait fête ; j’ai compris que j’avais quitté la Chine pour retrouver une grande famille de frères et de sœurs. Quelle joie et quelle bénédiction d’appartenir à la société du monde nouveau !”
Après un arrêt de deux heures à San Francisco, où deux cents frères et sœurs sont venus le saluer, frère Jones est arrivé à New York. Il a été fortement impressionné par les changements qui s’étaient opérés depuis l’époque où, vingt ans auparavant, il avait passé quatre mois à parcourir Manhattan, en qualité de ministre à plein temps, puis avait travaillé pendant quelques mois à l’imprimerie de la Société. Mais les auditeurs du Yankee Stadium n’étaient certainement pas préparés à recevoir la manifestation d’humilité par laquelle frère Jones a traduit ses sentiments à la vue de ce qui s’offrait à ses yeux.
“Je suis impressionné, car j’ai passé sept ans à ne rien faire. Pendant sept années, il ne m’a guère été possible de prêcher. Me voici sorti de prison, et je me rends compte que, de votre côté, vous avez bien employé ce temps. Vous êtes allés de l’avant, jour après jour, dans la prédication. Le Seigneur vous a bénis et vous a multipliés. Quand je contemple cet accroissement, je me sens transporté d’enthousiasme et incité à me mettre rapidement au travail.
“Bien entendu, je dois en premier lieu étudier beaucoup. J’ai tous les livres à lire, ceux qui ont paru depuis le livre Paradis. En voyageant je ne peux pas lire beaucoup, mais je rentre en Angleterre, où je vais retrouver ma famille que je n’ai pas revue depuis dix-neuf ans et demi ; après quoi, je me mettrai sérieusement à l’étude.”
DE BONS CONSEILS POUR TOUS
“J’espère qu’en m’écoutant vous ne vous êtes pas sentis gagnés par la crainte d’être incapables de survivre si vous passiez par les épreuves que j’ai connues. À Hong-Kong, un journaliste m’a dit : ‘Je serais incapable de supporter la solitude. Si j’étais obligé d’être seul pendant sept ans, je perdrais la raison !’ Mais les témoins de Jéhovah sont différents des autres ; nous avons de quoi occuper notre esprit. Nous avons en nous une réserve de nourriture spirituelle dans laquelle nous pouvons puiser et qui nous permet de rester fermes dans la foi. Naturellement, l’étude est d’abord indispensable. La force intérieure ne s’acquiert pas sans étude. La meilleure chose que vous puissiez donc faire consiste à poursuivre votre étude de la Bible, à assister aux réunions et à vous édifier. Et quand la tribulation viendra, si elle vous touche, vous serez capables de ‘rester fermes’.
“Vous connaissez mon cas ; je viens de vous l’expliquer. Il n’a rien de spectaculaire, rien d’héroïque ; il s’agissait tout simplement d’endurer et de garder la foi en Dieu. Et vous aussi, vous endurerez, j’en suis sûr.
“À Honolulu, une sœur s’est approchée de moi, discrètement, et elle m’a dit : ‘Ne te froisse pas si je te pose une question. Pendant ces sept années, ne t’es-tu jamais senti déprimé et triste ?’ ‘Si’, lui ai-je répondu. Il y a des jours où je me suis ennuyé, où j’ai senti toute l’inutilité de ma situation, où j’ai regretté le temps perdu. L’esprit veut travailler, étudier, et l’étude semble agréable pendant longtemps ; on peut tirer profit de la méditation. Mais au bout d’un certain temps, l’esprit exige du repos. Alors le problème est de savoir comment on l’occupera. La situation peut vous déprimer.
“Mais dans de telles conditions, je n’ai jamais eu le désir de chercher une autre issue. Je n’ai jamais eu le désir de modifier mon comportement et de faire des compromis. Je savais que le soulagement viendrait. Effectivement, au bout d’un certain temps, l’esprit découvre subitement qu’il peut absorber une autre nourriture. Je retrouvais ma joie et mon activité. S’il m’arrivait d’avoir l’esprit légèrement fatigué et abattu, je savais que je surmonterais cette lassitude, que je me remettrais, et que mon courage se ranimerait.
“C’est pourquoi je vous dis : Nous sommes des humains. Nous avons des sentiments humains, des faiblesses humaines. Ce n’est pas un défaut de se sentir parfois abattu ; même lorsque nous sommes déprimés, notre découragement n’affecte pas nos sentiments pour la vérité. Nous avons toujours les mêmes espoirs. Nous endurons cette épreuve, Dieu nous ranime, et voilà que de nouveau nous nous sentons bien.
“Des frères m’ont interrogé sur mes impressions depuis mon retour à la liberté. Ils m’ont demandé ce que je pensais des changements qui se sont opérés au sein du monde occidental, et comment ces changements contrastent avec la Chine.
“Le contraste est extrêmement frappant. Actuellement, en Chine, on demande aux gens de consentir des sacrifices pour édifier la Chine nouvelle, aussi l’existence est-elle plutôt austère, terne et très surveillée. Je pénètre maintenant dans un monde plus libre, je vois des gens bien habillés de vêtements aux couleurs gaies. Ce monde est caractérisé par la vie, l’énergie, la liberté d’action ; il porte tous les signes de la prospérité. C’est comme si je passais d’un monde dans un autre. Mais je commence à me dire : Ces belles automobiles, ne serait-ce pas agréable d’en avoir une ? Il serait aussi agréable de posséder une de ces maisons charmantes, ainsi que ces vêtements élégants, la télévision, la musique en haute fidélité diffusée par la radio, et les autres choses de ce genre. Je vois toute cette prospérité matérielle, et je comprends qu’elle pourrait devenir un piège.
“Je note surtout que les gens de ce monde puisent leur bonheur dans ces richesses, dans tous les biens matériels qu’ils possèdent. S’ils en étaient subitement privés, leur bonheur cesserait, ils ne pourraient plus vivre.
“Mais, bien entendu, nous ne devons pas leur ressembler. Ce n’est pas mal d’avoir une belle voiture et de posséder les bonnes choses de la vie. Il nous est permis de les avoir, d’en jouir sans nous sentir coupables, pourvu qu’elles ne deviennent pas la source principale de notre bonheur et de notre plaisir. Et je sais qu’il n’en sera pas ainsi si nous mettons les choses spirituelles à la place qui leur revient, c’est-à-dire à la première place.
“Voilà donc les impressions que je ressens à mon retour dans un monde différent ; je vois la prospérité régner, mais je vois aussi la nécessité de ne pas laisser cette prospérité devenir une pierre d’achoppement et une occasion de chute.”
Par leurs applaudissements sincères, les dizaines de milliers d’assistants ont montré combien ils appréciaient ces conseils opportuns, et ont prouvé qu’ils les acceptaient. Ils ont aussi été heureux de recevoir les témoignages d’amour chaleureux et les salutations cordiales des frères de Hong-Kong, du Japon et de Honolulu que frère Jones leur apportait, mais ils ont surtout été touchés par ses paroles finales :
“Enfin, j’ai le sentiment que si ces frères, qui sont encore en Chine, savaient que je vous parle, ici, en ce moment, eux aussi me prieraient de vous exprimer leur amour et leurs bons vœux.”
La fin de cette réunion de deux heures a été marquée par les applaudissements prolongés de toute l’assistance. Après le cantique et la prière, la foule a commencé à se disperser, et chacun a regagné son foyer. Ces frères avaient appris bien des choses, et il est certain que des milliers de lèvres et de cœurs ont fait monter à Dieu leurs prières en faveur des frères et des sœurs, qui, en Chine communiste, s’efforcent de rester fermes dans la foi.
[Illustration, page 213]
Stanley Jones parle au Yankee Stadium devant un auditoire de 34 708 personnes.