Une question brûlante en Alaska : à qui appartiendront les terres ?
De notre correspondant en Alaska
ON SE demande comment, dans un pays d’une superficie de plus de 150 000 000 d’hectares et de 250 000 habitants seulement, le problème du droit de propriété aux terres peut se poser. Pour le comprendre, il est nécessaire d’avoir une idée de l’étendue de ce pays et de la véritable nature de ses terres.
L’Alaska a une superficie égale au cinquième de celle des autres États continentaux des États-Unis réunis. Loin d’être une région de glace et de neiges éternelles, comme on se le représente souvent, cet État, à l’exception des régions montagneuses, est pour ainsi dire exempt de neige pendant l’été. Il n’est pas rare d’y connaître des températures de 30 degrés ou plus, particulièrement dans le voisinage de Fairbanks. On en a même enregistré de l’ordre de 38 degrés.
Les études effectuées jusqu’à présent montrent que l’avenir de l’agriculture en Alaska s’annonce bien. De plus, on y a découvert divers minéraux — la houille, le fer, le cuivre et l’or notamment — et récemment des gisements de gaz et de pétrole (dans les régions de Cook Inlet et de North Slope). Ajoutez à tout cela les ressources des forêts et des mers, et vous aurez une idée des immenses richesses de l’Alaska.
Il n’est donc pas étonnant que la question du droit de propriété à des terres aussi riches soit devenue brûlante. Doivent-elles appartenir aux indigènes de cette région, tels que les Aléoutes, les Esquimaux et les Indiens ? L’État d’Alaska doit-il en être le seul propriétaire, ou encore le gouvernement fédéral doit-il avoir part également aux titres de propriété par l’intermédiaire du Service de l’exploitation territoriale ?
Les revendications indigènes
Actuellement, il est permis aux divers peuples indigènes de vivre sur les terres et d’en retirer leur subsistance, mais ils ne sont pas autorisés à en être les propriétaires. Or, ces peuples prétendent qu’ils ont le droit de posséder, d’exploiter et de mettre en valeur les terres que leurs ancêtres ont “utilisées et occupées depuis des temps immémoriaux”. La superficie des terres en question est de 117 millions d’hectares (alors que la superficie totale de l’État est de quelque 150 millions d’hectares, comme nous l’avons vu).
Les indigènes réclament non seulement le droit de propriété à ces terres, mais encore une compensation pour les régions qui leur auront été enlevées. Le titre de propriété leur accorderait le droit d’utiliser les terres comme bon leur semble.
Ces revendications ont rendu nécessaires des recherches remontant à l’époque de la concession de l’Alaska, c’est-à-dire du traité de Washington, conclu en 1867. C’est alors que la Russie tsariste vendit l’Alaska aux États-Unis pour 7 200 000 dollars. À ce moment-là, beaucoup de gens considéraient que pour “une région déserte recouverte de glace”, c’était là un prix exorbitant. Le tsar, en sa qualité de souverain absolu de la Russie, possédait le pouvoir d’annuler toutes les revendications et tous les droits territoriaux, même ceux de la population indigène. C’est pourquoi, pour un supplément de 200 000 dollars, il ajouta au traité une clause qui constituait, en fait, une garantie protégeant les États-Unis contre toute personne qui revendiquerait les terres cédées par la Russie.
Les indigènes prétendent toutefois que cette garantie était destinée à protéger les États-Unis contre les revendications éventuelles de la Compagnie russo-américaine, et non contre celles des peuples indigènes.
Pour appuyer leurs revendications, ces peuples citent l’article III du traité qui dit : “Les tribus non civilisées seront assujetties à tous les règlements et lois que les États-Unis pourraient adopter concernant les droits aborigènes dans ce pays.”
Selon les décisions de plusieurs tribunaux, ces “droits aborigènes” comprennent les droits de propriété. Dans l’affaire États-Unis contre Berrigan (1905), par exemple, le tribunal déclara : “Les tribus non civilisées de l’Alaska sont pupilles du gouvernement. Les États-Unis ont le droit et le devoir de protéger les droits de propriété de leurs pupilles indiens.”
Des actes ultérieurs du Congrès ont continué de protéger la population indigène, dans une certaine mesure, en ce qui concerne l’utilisation et l’occupation des terres. Cependant, le Congrès a toujours évité de traiter la question du droit de propriété. Or, aujourd’hui, les peuples indigènes réclament ce droit, ou bien une compensation juste.
La situation de l’Alaska
L’Alaska ne trouve aucun précédent dans les rapports entre les États-Unis et les tribus indiennes des quarante-huit autres États continentaux. Les Indiens de ces États ont reçu le droit de propriété à leurs terres grâce à des traités conclus à la suite de guerres. Cependant, la situation en Alaska est différente, prétend-on. Aucun traité n’a jamais été conclu avec la population indigène, principalement à cause de l’absence d’hostilité entre eux et le gouvernement, et aussi parce que le Congrès abolit la conclusion de traités avec les Indiens en 1871.
C’est pourquoi beaucoup de personnes pensent que la question est d’ordre moral plutôt que judiciaire. La plupart des fonctionnaires sont d’avis qu’il faudrait donner à la population indigène une compensation, mais peut-être moins grande que celle qu’elle demande. Selon l’opinion générale, il ne serait pas bien de leur prendre leur “patrie” sans leur donner en échange un dédommagement raisonnable.
Les propositions concernant cette compensation varient. Les uns proposent qu’on verse aux indigènes environ 25 centimes français pour un hectare de terre, somme basée sur le prix de vente en 1867. Les autres veulent plutôt leur accorder le droit de propriété aux terres qui leur sont nécessaires pour subvenir à leurs besoins. Toutefois, il reste beaucoup de problèmes à résoudre.
Le “blocage” des terres
Depuis environ vingt-cinq ans, le ministère de l’Intérieur possède dans ses archives des revendications territoriales faites par les indigènes de l’Alaska. Cependant, la plupart des réclamations ont été introduites depuis 1965, pendant l’époque des importantes découvertes minéralogiques. Ces réclamations concernent 85 à 90 pour cent de la superficie totale de l’État. Imagine-t-on ce qui se passerait si les tribus indiennes réclamaient 90 pour cent des terres des autres États continentaux des États-Unis ?
Dans le passé, l’Alaska ne prenait pas très au sérieux les revendications territoriales des indigènes. Cependant, depuis quelques années, ceux-ci recourent aux services de conseillers juridiques compétents. Leurs revendications, bien qu’inchangées sous le rapport de la validité, ne peuvent être rejetées aussi facilement qu’auparavant. De plus, la question a été l’objet d’une si grande publicité, que le rejet de ces revendications déclencherait une importante réaction en chaîne. Même lors des récentes élections en Alaska, les candidats ne parlaient guère de ces réclamations en raison du caractère controversable de cette question.
Le ministère de l’Intérieur des États-Unis, agissant par l’intermédiaire du Service de l’exploitation territoriale, n’accorda guère d’attention aux revendications indigènes aussi longtemps qu’elles étaient peu nombreuses. Bien que l’on ne vendît pas ces terres, on accorda à bail le droit d’en extraire le gaz et le pétrole. Cependant, dernièrement, le ministre de l’Intérieur a décidé que les revendications indigènes, aussi vagues que soient certaines d’entre elles, rendent contestable le droit d’exploiter tant la surface que le sous-sol de ces terres. Cette décision a donné lieu au “blocage des terres” dont on parle tant depuis quelque temps.
L’acte du Congrès, voté en 1959, qui faisait de l’Alaska un État des États-Unis, lui donna le droit de choisir 42 500 000 hectares de terres à l’intérieur de ses frontières avant l’expiration d’une période de vingt-cinq ans. Normalement, après que l’État a choisi une région, le Service de l’exploitation territoriale procède à une vérification. S’il est satisfait, il accorde une approbation provisoire. Plus tard, cette approbation est confirmée et le titre de propriété dressé en bonne et due forme, mais en attendant l’Alaska tient ce titre comme établi.
Cependant, depuis quelques années, le Service de l’exploitation territoriale s’abstient d’accorder l’approbation provisoire des terres choisies si celles-ci font l’objet d’une revendication indigène. Aujourd’hui, il ne reste à l’Alaska que seize ans pour terminer son choix de terres. Si le problème des revendications indigènes n’est pas résolu dans un avenir proche et si, de ce fait, le choix de terres par l’État est entravé, celui-ci ne pourra plus continuer d’accorder des baux pour l’exploitation des gisements de gaz et de pétrole. Dans ce cas, l’une des principales sources de revenus de l’Alaska serait gravement atteinte.
Pour prévenir pareille éventualité, l’Alaska a intenté une action contre le ministre de l’Intérieur. Cet État désire obtenir une injonction judiciaire interdisant au ministère d’entraver son choix de terres et d’empêcher ainsi la mise en valeur et l’expansion économique de l’Alaska.
L’avenir est incertain
Les indigènes et l’État d’Alaska, malgré leurs différends, désirent tous la même chose : la mise en valeur des ressources de cet État. Les deux camps souhaitent que l’on trouve une solution rapide au problème. L’État pense toutefois que seul le Congrès est habilité à définir les principes moraux qu’il convient d’appliquer aux revendications indigènes. On attend donc que le Congrès agisse.
La plus récente proposition faite à ce sujet (par une commission fédérale pour l’exploitation de l’Alaska) suggère 1) de doter de 100 millions de dollars prélevés dans le Trésor public, une nouvelle corporation appartenant aux indigènes ; 2) d’accorder à cette corporation, grâce à un prêt fédéral, 10 pour cent de tous les revenus provenant de la location ou de la vente de gisements minéraux pendant une période de dix ans, à condition que les indigènes renoncent à leurs droits aux terres ; 3) de donner aux indigènes 1 500 000 à 3 000 000 d’hectares de terres pour leur usage personnel, et 4) de protéger de façon adéquate la pêche et la chasse indigènes.
Même si l’on parvient à un accord, il restera beaucoup de problèmes à résoudre. Par exemple, les représentants des indigènes proposent que l’allocation de terres ou le paiement de la compensation s’effectue sur une base individuelle plutôt que tribale. Si l’on accepte cette proposition, il faudra sans doute des années pour déterminer qui a droit à telle parcelle de terre ou au dédommagement. Les tribunaux auront également à décider si les ayants droit comprennent uniquement les indigènes de sang pur ou également les métis.
Les habitants de l’Alaska attendent impatiemment le règlement de cette question importante concernant le droit de propriété aux terres.