De la vigne au champagne
De notre correspondant en France
LA CHAMPAGNE est une ancienne province française. Nous sommes ici dans la partie délimitée par la loi du 22 juillet 1927 comme étant la ‘zone viticole’ portant des vignobles dont les produits ont droit à l’appellation ‘champagne’.”
Ainsi s’exprime notre guide alors que Michel, Simon et moi-même contemplons la large vallée plantée de vignes qui serpente plus bas. Profitant d’une journée ensoleillée, nous étions partis tous trois avec l’intention de connaître le mode de fabrication du champagne, ce vin célèbre et apprécié dans le monde entier, si bien qu’il est un des meilleurs ambassadeurs de la France auprès des pays étrangers. Guidés par un ami champenois, nous étions arrivés à Hautvillers. C’est là qu’au dix-septième siècle les moines bénédictins de l’abbaye locale, et plus particulièrement le moine Dom Pérignon, mirent au point la méthode qui permet d’obtenir le champagne mousseux que nous connaissons de nos jours.
“Le champagne est-il uniquement produit aujourd’hui avec les raisins de la Champagne ?”, demande Simon.
“Oui ! Je vous parlais de la zone viticole délimitée de la Champagne. Elle couvre une superficie de 30 000 hectares dont 18 000 sont actuellement plantés en vigne. Le vignoble champenois comporte quatre zones : la montagne de Reims, la vallée de la Marne, la côte des Blancs ou côte d’Avize, qui s’étend au sud d’Épernay et, séparé de l’ensemble marnais par la plaine de Champagne, le vignoble de l’Aube. Les vignes de ces différentes zones serpentent à flanc de coteaux en un long ruban de 120 kilomètres, sur une largeur allant de 300 mètres à 2 kilomètres.”
“Mais cette région n’est-elle pas trop froide pour permettre au raisin de mûrir ?”
“Non, car l’âpreté de l’influence continentale est tempérée par l’air plus doux venant de Normandie, de Picardie et d’Île de France, si bien que la température moyenne annuelle est de 10 degrés, condition limite apte à donner des grappes de bonne qualité. Les plateaux environnants entretiennent une certaine humidité, car ils sont couverts de forêts, alors que la vigne est plantée à une altitude qui varie entre 130 et 180 mètres, ce qui la préserve dans une certaine mesure des gelées de printemps associées aux brumes matinales qui s’attardent dans les vallées.”
“Le sol joue-t-il aussi un rôle ?”
“Mais certainement. L’importante assise de craie champenoise est recouverte d’une faible épaisseur de limon ; la craie du sous-sol assure un drainage parfait. De plus, cette craie se creuse facilement. C’est ainsi que plus de 200 kilomètres de galeries, aménagées en caves, s’enfoncent dans le sous-sol champenois.”
Les cépages et la vendange
Comme nous quittons Hautvillers, nous nous étonnons, en traversant le vignoble, de la petite taille des ceps. Notre guide nous explique : “Le législateur a imposé aux vignerons de champagne une taille courte pour tous les cépages dont les raisins servent à la fabrication du champagne, afin d’obtenir une production modérée.”
“Y a-t-il donc plusieurs cépages ?”, s’étonne Simon.
“Oui ! Les Pinots Noirs et les Pinots Meuniers, qui donnent des raisins noirs, et le Chardonnay, à raisins blancs. Ce sont les seules variétés légalement autorisées, en dehors de quelques plants locaux en voie d’extinction.”
Nous traversons le vignoble champenois, morcelé en petites exploitations familiales dont la superficie varie de 50 ares à 5 hectares. “Les travaux s’effectuent tout au long de l’année, poursuit notre guide, depuis le buttage de novembre, qui protège les souches contre les fortes gelées, jusqu’à la vendange.”
“Mais quand la vendange a-t-elle lieu ?”, demande Michel.
“La fleur de la vigne apparaît fin mai début juin, et la vendange commence environ cent jours plus tard.”
Simon intervient. “J’ai déjà eu l’occasion de traverser la Champagne au moment des vendanges, dit-il. C’est un spectacle pittoresque. La main-d’œuvre est en grande partie familiale, mais elle vient aussi de nombreuses régions de France, plus traditionnellement des bassins miniers du Nord et de Lorraine. Les ‘cueilleurs’ déposent les grappes dans un panier individuel dont s’emparent les ‘porteurs’ qui déversent le contenu dans un grand panier en osier. Les ‘débardeurs’ emmènent alors avec précaution les grappes au pressoir.”
“Vous avez raison, dit notre guide. Mais vous avez oublié une opération : l’épluchage des grappes. Les ‘éplucheuses’ examinent chaque grappe de raisin afin d’éliminer aux ciseaux les grains qui sont verts, abîmés ou écrasés. Mais puisque nous passons tout près, arrêtons-nous quelques instants au ‘vendangeoir’. C’est là que se trouvent les ‘pressoirs’.”
Le pressurage
“Chaque propriétaire de vigne a-t-il son pressoir ?”, demande Michel.
“Non. Les vignerons sont souvent membres de coopératives qui assurent le pressurage et le stockage de leur récolte. Cependant, 3 000 récoltants-manipulants assurent eux-mêmes la vinification de toute leur récolte ou d’une partie et la commercialisation de champagne à leur marque.”
“Les autres vignerons ne s’occupent donc du raisin que jusqu’au pressoir”, dis-je.
“C’est bien cela. Mais revenons à ce pressoir. Avez-vous remarqué qu’il avait une aire assez vaste pour une hauteur réduite ?”
Tous trois, nous réagissons ensemble : “Oui, pourquoi donc ?”
“C’est pour que l’opération de ‘pressurage’ puisse être effectuée rapidement. En effet, il faut éviter que le ‘moût’ ou jus de raisin ne prenne de la couleur en demeurant au contact des pellicules de raisins noirs qui seules sont teintées ?”
“Comment opère-t-on ?”, demande Simon.
“On dispose sur l’aire ce qu’on appelle un ‘marc’ soit très exactement 4 000 kilos de raisins. L’appellation ‘champagne’ est réservée aux seuls moûts obtenus dans la limite de un hectolitre pour 150 litres de vendange. Ainsi, une première pressée donnera 2 050 litres de ‘cuvée’ qui serviront de base à l’élaboration des grands champagnes. Les deux pressées ultérieures constitueront la première et la deuxième ‘taille’. Le moût est ensuite dirigé vers les cuves de ‘débourbage’ afin qu’en dix ou douze heures toutes les matières étrangères (pépins, peaux, etc.) se déposent. Le moût est ensuite soutiré et conduit dans les celliers des maisons de champagne.”
La première fermentation et la cuvée
Reprenant la voiture, nous nous dirigeons maintenant vers un des celliers.
“Comme c’est propre !”, s’exclame Michel.
“Oui !”, convient notre guide ; et il ajoute : “L’extrême propreté et la minutie président à la manipulation du vin. Celle-ci ne diffère d’ailleurs pas essentiellement du travail accompli dans d’autres régions vinicoles. Le moût est amené dans des tonneaux de chêne ou des cuves, et il y subit la première fermentation.”
“Et c’est ce vin qui va donner le champagne ?”, demande Simon.
“Oui, mais non sans un travail particulier qui doit absolument être accompli dans les limites légales de la Champagne viticole.”
“Quels sont ces travaux ?”
“Dès le début de l’année, les spécialistes de chaque maison de champagne goûtent avec soin et séparément les vins provenant de différents vignobles champenois. En mélangeant ces différents crus, les négociants parviennent à obtenir un type de vin équilibré et suivi d’année en année. C’est la ‘cuvée’. Habituellement, on mélange les vins provenant de raisins noirs et ceux provenant de raisins blancs, mais il existe des champagnes élaborés à partir de raisins blancs seulement, qui portent le nom de champagne ‘Blanc de blancs’.”
En dirigeant mon regard vers une série de gros fûts, je demande à notre guide ce qu’ils contiennent.
“Ce sont des vins vieux ou ‘vins de réserve’, provenant de récoltes précédentes de grande qualité. On les incorpore à la cuvée pour assurer l’homogénéité de la production. La cuvée est composée début mars. Il ne reste plus alors qu’à procéder à la clarification. On y ajoute pour cela du tanin et une substance protéique.”
“Et ensuite on met ce champagne en bouteilles ?”, demande Michel.
La mise en bouteilles et la seconde fermentation
“Oh ! ce n’est pas encore du champagne. La cuvée est un vin tranquille. Au printemps, on le déverse dans des cuves de tirage et on y ajoute des ferments naturels champenois et une liqueur formée d’une dissolution de sucre de canne dans du vin. Le tout est alors brassé. On tire ensuite le vin en bouteilles (d’où le nom de ‘tirage’ donné à l’ensemble de l’opération) et on bouche celle-ci.”
“Cette fois on a obtenu le champagne ?”
“En réalité, c’est seulement maintenant qu’il va acquérir sa propriété. Au sein de la bouteille va se produire une seconde fermentation qui transformera le sucre en alcool et en gaz carbonique. C’est la ‘prise de mousse’.”
Nous descendons tous les quatre, conduits par un ami de notre guide, dans l’une des caves où sont couchées en tas, “sur lattes”, des millions de bouteilles. “Resteront-elles là longtemps ?”, demande Michel en s’adressant à l’ami de notre guide.
“Dans ces caves où règne une température constante d’environ 10 degrés, ces bouteilles sont l’objet de soins attentifs : on les vérifie, ainsi que leurs bouchons, et on reconstitue les tas en des endroits différents en remuant les bouteilles, jusqu’à ce que la mousse soit complète.”
“Comment s’aperçoit-on que le vin ‘a pris mousse’ ?”
“Le vin se trouble, et un dépôt se forme, tandis que la pression du gaz augmente à l’intérieur de la bouteille, montant jusqu’à 5 ou 6 atmosphères.”
“Va-t-on alors les remonter ?”
“Non, on va laisser le vin séjourner couché en cave au moins un an, selon l’obligation imposée par la loi (trois ans pour les millésimés). La fraîcheur aidant, le dépôt s’accumulera sur la face intérieure du flacon et la teneur en alcool atteindra 12 degrés.”
Je m’inquiète et, m’adressant au guide, je demande : “Ce dépôt que nous apercevons ne va-t-il pas se mélanger lorsque l’on bougera les bouteilles, et troubler ainsi le vin ?”
Le remuage, le dégorgement et le bouchage
“Si, c’est pourquoi il faut l’éliminer. Comme vous le voyez, dans ces autres galeries on place les bouteilles sur des ‘pupitres’, le goulot légèrement incliné vers le bas. Des ouvriers exercés appelés ‘remueurs’ impriment chaque jour à chaque bouteille un mouvement alternatif très vif. Le dépôt glisse ainsi lentement dans le col et s’accumule sur le bouchon lorsque la bouteille a été inclinée jusqu’à la verticale. Les bouteilles sont alors rassemblées ‘en masse’, le col en bas, ‘sur pointe’, dans l’attente du ‘dégorgement’.”
“En quoi consiste cette opération ?”
“Elle a pour but d’éliminer le dépôt. Aussi est-elle très délicate, car la pression à l’intérieur de la bouteille est forte et il ne faut pas laisser échapper beaucoup de vin. Des techniciens expérimentés débouchent les bouteilles souvent après que le goulot a passé dans une saumure réfrigérante pour que le dépôt soit emprisonné dans la glace et expulsé.”
Nous suivons ces opérations avec intérêt et remarquons qu’il manque, au sortir du dégorgement, une petite quantité de vin dans la bouteille. Michel s’en inquiète.
“Ce n’est rien, répond notre guide en souriant, car à la place on va ajouter du vin de la même cuvée et quelques grammes d’une ‘liqueur de dosage’, composée de vin vieux de champagne des meilleures années et de sucre de canne de toute première qualité. La proportion dépend du type de champagne que l’on désire obtenir, du moins sucré au plus sucré : brut, sec, demi-sec et doux. Il ne reste plus maintenant qu’à boucher la bouteille avec un bouchon de liège d’excellente qualité, hermétique et portant, sur le pourtour de la partie qui est insérée dans le goulot, l’appellation ‘champagne’. Maintenant je vous invite à me suivre dans la salle de réception.”
Pendant que nous suivons notre guide, nous admirons au passage les machines qui servent au bouchage et à la mise en place du ‘muselet’ qui retiendra le bouchon. Plus loin, un ouvrier, par un coup de poignet habile, assure le mélange du vin et de la liqueur de dosage avant de diriger les bouteilles vers la salle où elles seront habillées.
Notre guide attire notre attention sur les bouteilles de différents formats : le “Quart”, la “Demie” et le “Médium” (qui contient les trois quarts de la bouteille classique de 78 centilitres). Quant aux formats supérieurs, ils ne manquent pas de nous étonner : le “Magnum” (deux bouteilles) est petit à côté du “Jéroboam” (quatre bouteilles), du “Réhoboam” (six bouteilles) et du “Mathusalem” (huit bouteilles).
Cinq flûtes, remplies de ce délicieux nectar pétillant, nous attendent à la réception. Tandis que nous les savourons, notre guide nous donne quelques conseils utiles. “Il n’est pas nécessaire que vous laissiez vieillir le champagne dans vos caves, dit-il, car il a séjourné chez les producteurs le temps nécessaire. Cependant, vous pourrez le garder plusieurs années, à température constante, à l’abri des courants d’air, des trépidations et de la lumière. Couchez les bouteilles, de façon que le bouchon ne se dessèche pas. Et lorsque vous le servirez, faites votre possible pour qu’il soit rafraîchi progressivement et servi à une température de 6 à 8 degrés, la meilleure méthode étant de placer la bouteille dans un mélange d’eau et de glace.”
Michel, Simon et moi-même avons apprécié cette visite en Champagne. Tandis qu’après avoir pris congé de notre hôte nous quittons la salle de réception, nous ne manquons pas au passage de remarquer, sur les caisses prêtes à partir, les nombreuses destinations. Notre ami champenois nous dit : “En 1968, 86 496 902 bouteilles ont été expédiées, dont 26 514 567 en de nombreux pays étrangers.”
“Vraiment, dit Simon, pendant que nous remontons en voiture, nous ne sommes pas les seuls à apprécier ce ‘nectar’ issu d’un produit de la création divine, et nous ne regrettons pas que l’homme ait su utiliser un processus naturel pour transformer le raisin en champagne !”
[Carte, page 25]
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Paris