L’époque des papes rivaux
“LES théologiens préconisent l’emploi de méthodes démocratiques pour choisir les papes et les prélats.” Telle était la manchette publiée par certains journaux lors de l’assemblée qui, en 1970, réunit à Bruxelles quelque deux cents théologiens et exégètes, ainsi que six cents membres du clergé catholique en qualité d’observateurs. Il s’agissait du Congrès international théologique ayant pour thème “L’avenir de l’Église1”.
Moins d’un an auparavant, le Synode épiscopal, auguste assemblée groupant plus de 150 évêques, archevêques et cardinaux, s’était réuni à la demande du pape lui-même. Ce synode avait également insisté sur la nécessité du partage de l’autorité dans l’Église, en disant que cette autorité ne devait pas être la prérogative exclusive du pape. Les comptes rendus de cette assemblée portaient des titres tels que ceux-ci : “Une maison divisée2”, “Le pape essuie le feu3” et “Les rébellions affaiblissent l’Église, affirme le pape4”. Il n’est donc pas étonnant que le pape ait supplié les fidèles en ces termes : “Obéissez-moi5”, et qu’il se soit plaint du “ferment pour ainsi dire schismatique qui existe au sein de l’Église6”. Un membre du clergé, vieil ami du pape, déclara : “À l’heure actuelle il [Paul VI] est peut-être l’homme le plus solitaire du monde7.”
L’expression “ferment schismatique” fait penser à l’époque où deux papes, et quelquefois trois, revendiquaient simultanément la tiare, situation qui régnait particulièrement durant le grand schisme d’Occident.
Ce fut en 1032 que Benoît IX fut élu pape à l’âge de 14 ans8. “Il fit honte à la chaire de saint Pierre”, dit l’Encyclopédie catholique (angl)9. D’autres autorités en la matière conviennent qu’il “fut l’un des pontifes les plus débauchés que l’on ait connus10”. À cause de sa “vie dissoluea”, l’une des factions de Rome le déposa en 1044 et “dans le plus grand désordre” élut Sylvestre III. Cependant, la même année, Benoît IX réussit à évincer Sylvestre9. Par la suite, il voulut se marier, mais le père de sa fiancée refusa de donner son consentement aussi longtemps que Benoît serait pape. Celui-ci renonça donc au pontificat8. Comme cet acte le laissait sans ressources, il vendit cette dignité pour une grosse somme d’argent à son parrain, Jean Gratien, qui fut alors régulièrement élu et prit le titre de Grégoire VI. Benoît IX, incapable malgré tout, semble-t-il, d’obtenir la main de sa fiancée, revint sur son marché avec Grégoire VI et essaya de le déposer11.
À propos de cette situation, l’Encyclopédie catholique dit : “L’état de choses qui régnait à Rome surtout était déplorable. À Saint-Pierre, au Latran et à Sainte-Marie-Majeure siégeaient trois prétendants au pontificat. Deux d’entre eux, Benoît IX et Sylvestre III, représentaient des factions rivales de la noblesse romaine. La position du troisième était bien particulière” — il avait obtenu la dignité pontificale moyennant une somme importante, et avait même été élu pape ; à présent celui qui lui avait vendu le pontificat voulait l’avoir de nouveau12.
Cette situation scandalisait Henri III, empereur allemand du Saint Empire romain. Refusant de reconnaître l’un ou l’autre des trois rivaux comme pape, il marcha sur Rome avec une grande suite de dignitaires et y convoqua un synode. Celui-ci déposa Benoît IX et Sylvestre III, et amena Grégoire VI, qui avait acheté le pontificat, à abdiquer. Henri III fit alors élire un évêque allemand qui prit le nom de Clément II. À peine l’empereur avait-il quitté Rome que Benoît IX réapparut pour revendiquer la tiare. Henri III se pressa de revenir et Benoît s’enfuit pour ne plus jamais reparaître9. Notons en passant qu’à cette époque-là les souverains séculiers jouaient souvent un rôle important dans l’élection du pape. Pendant un certain temps, la tradition accorda aux empereurs allemands le privilège de décider de la succession pontificale10.
Peu d’années après ces événements, c’est-à-dire en 1061, les cardinaux romains élirent pape Alexandre II sans consulter au préalable la cour allemande et la noblesse romaine. Cette dernière, avec le concours de quelques évêques lombards, réussit à amener la cour allemande à convoquer une assemblée de prélats catholiques à Bâle, en Suisse. Cette assemblée désigna comme pape Cadalus, qui prit le nom d’Honorius II. Au printemps de 1062, celui-ci marcha sur Rome avec une armée et s’empara de Saint-Pierre10. Bien qu’excommunié et chassé par les partisans d’Alexandre II, Honorius marcha de nouveau sur Rome et prit possession du château Saint-Ange, forteresse pontificale. De là, pendant plus d’un an, il défia Alexandre, retranché au palais du Latran. Par la suite, Honorius s’enfuit et regagna son diocèse de Parme. Bien qu’anathématisé par un concile pontifical, il maintint jusqu’au jour de sa mort qu’il était le pape légitime13.
Parlant de cette période de l’histoire des papes, Latourette, historien moderne, dit : “Pendant tout le règne d’Alexandre II, Cadalus fut un rival gênant. Une partie de la bataille fut livrée à Rome même, avec l’emploi d’armes de part et d’autre. Afin d’obtenir le soutien du peuple romain, les deux camps eurent recours à une diplomatie tortueuse et répandirent l’argent avec libéralité10.”
Le grand schisme d’Occident
Ce schisme est ainsi appelé pour le distinguer du schisme d’Orient qui fut consommé en 1054 quand les émissaires du pontife romain excommunièrent le patriarche de l’Église d’Orient. Par le schisme d’Orient les Églises orthodoxes se séparèrent de Rome et refusèrent de reconnaître le pape de Rome comme leur chef14.
Le grand schisme d’Occident commença en 1378. Près de 70 ans avant cette date, c’est-à-dire en 1309, le pape Clément V transféra le siège pontifical à Avignon, qui se trouvait à l’époque sous la suzeraineté des rois de Sicile. Selon un célèbre historien, sept papes en tout, tous des Français, régnèrent à Avignon10. Les historiens catholiques appellent cette période la “captivité babylonienne17”. Clément V avait de bonnes raisons de s’établir à Avignon, semble-t-il, car Rome était le théâtre de beaucoup de luttes et de troubles dont certains avaient été provoqués par la papauté elle-même10.
Grégoire XI, le septième et dernier des sept papes qui régnèrent à Avignon, quitta cette ville en 1377 pour regagner Rome et y rétablir le Saint-Siège. À sa mort, qui survint le 27 mars 137811, plusieurs cardinaux, prêtres et nobles, ainsi que le peuple romain en général, désiraient ardemment l’élection d’un pape italien pour que le siège pontifical reste à Rome. Seize cardinaux se réunirent en conclave le 7 avril, et le lendemain ils choisirent un éminent évêque italien qui semblait particulièrement estimé. Pendant le conclave, les Romains réclamaient à cor et à cri un pape italien. La foule avait même envahi le palais apostolique où les cardinaux délibéraient. Le soir du même jour la plupart des cardinaux se réunirent de nouveau et réaffirmèrent leur choix. Le nouveau pape prit le non d’Urbain VI16.
Cependant, les cardinaux ne tardèrent pas à regretter leur décision. En effet, ils n’avaient pas du tout l’esprit progressiste, tandis qu’Urbain VI voulait opérer des réformes. De plus, le nouveau pape se montrait entêté, emporté et arrogant. Lors de ses réunions avec les dignitaires de l’Église, il accablait ceux-ci d’invectives. C’est pourquoi les cardinaux entreprirent une campagne subreptice contre lui puis, quelques mois plus tard, se réunirent pour choisir un autre pape, après avoir déclaré nulle l’élection d’Urbain VI. Elle avait été faite, prétendirent-ils, sous la pression de l’émeute10. Effectivement, le conclave précédent avait été l’un des plus courts jamais tenus16.
Sous prétexte qu’il faisait trop chaud à Rome, les cardinaux se réunirent ailleurs16. La grande majorité d’entre eux qualifièrent Urbain VI d’antéchrist et d’apostat et exigèrent son abdication, mais évidemment il refusa d’accéder à leur demande. Prétendant qu’ils avaient le pouvoir non seulement d’élire les papes mais aussi de les déposer, les cardinaux déclarèrent sa charge vacante et, le 10 septembre, ils proclamèrent pape Clément VII10. C’est ainsi que commença le grand schisme d’Occident16.
Clément VII jugea bon de s’installer à Avignon, d’autant plus qu’il était français. Presque aussitôt l’Europe catholique se divisa en deux factions. “L’obédience d’Urbain était plus nombreuse, celle de Clément plus imposante16.” Les “saints” et les théologiens les plus éminents se rangèrent dans l’un ou l’autre camp, de même que les diverses nations d’Europe. Un historien écrivit à ce propos : “Deux pontifes avec leurs cours complètement organisées, exigeaient la fidélité et l’obéissance de la chrétienté. (...) Il y avait deux papes soutenus par de nombreux partisans et ayant tous deux derrière eux tout le poids de la tradition pontificale. Avec leurs successeurs, ils ont divisé la chrétienté pendant une période assez longue pour poser aux fidèles des problèmes pressants17.”
L’état de la cour pontificale à l’époque est décrit en ces termes par un secrétaire du pape : “On y parle tous les jours de châteaux, de terres, de villes, d’argent et de toutes sortes d’armes de guerre. On entend rarement parler toutefois de la pureté, des aumônes, de la justice, de la foi ou de la vie sainte. C’est ainsi que ce qui était autrefois une Curie spirituelle est devenu une Curie mondaine, diabolique, despotique, pire par sa nature et même par sa vie publique, que n’importe quelle cour séculière17.”
Les hommes honnêtes au sein de l’Église étaient révoltés par cet état de choses. L’un d’eux déclara : “L’amour du gain est si fort que l’on ne trouve pas un pape disposé à abdiquer dans l’intérêt de la paix de l’Église17.” Un autre écrivit : “Un pontife excommunie quelqu’un et l’autre déclare cet homme absous de l’excommunication. L’un condamne un homme justement, tandis que l’autre l’acquitte injustement sur sa demande. C’est ainsi que la justice est bafouée, que les clés de l’Église sont déshonorées et que l’épée de saint Pierre perd son autorité17.” L’un des plus éminents théologiens catholiques déclara lors d’un concile convoqué pour résoudre le problème : “Le navire possède deux capitaines qui se combattent et se contredisent18.” Pendant le grand schisme, quatre papes successifs régnèrent à Rome et deux à Avignon. En outre, vers la fin de cette période, deux autres furent nommés par le concile de Pise18.
Le concile de Constance
Divers conciles se réunirent en France et ailleurs pour essayer de mettre fin au schisme, mais en vain. “Le mal continuait sans remède ni trêve”, dit l’Encyclopédie catholique18. Le concile général de Pise s’assembla en 1409, sous prétexte de résoudre la question du schisme. Toutefois, au lieu de remédier à la situation, il l’aggrava car, lorsque les deux papes refusèrent de reconnaître leur déposition, le concile en nomma un troisième, censé être le pape légitime. Finalement, “après d’innombrables conférences, projets, discussions (souvent violentes), interventions des pouvoirs séculiers et malheurs de toutes sortes, le concile de Constance mit fin au schisme18”. Ce concile fut convoqué par le nouvel empereur d’Allemagne, Sigismond (qui devint plus tard empereur du Saint Empire romain) et par le pape Jean XXIIIb. Des trois pontifes rivaux, seul Jean XXIII assista au concile. Il arriva à la tête d’une suite importante et accompagné de 1 600 chevaux, alors que Sigismond n’en avait que 1 000. Jean XXIII espérait en imposer au concile par ses nombreux partisans, mais ses plans furent déjoués, car cette assemblée décida que le vote se ferait par nation, c’est-à-dire que chaque nation disposerait d’une voix19. Voyant la tournure que prenaient les événements, le pape s’enfuit sous prétexte d’une santé défaillante. Le concile l’accusa de nombreux méfaits et d’actes de débauche dont il était sans doute coupable, du moins en partie, et le déposa20.
Ensuite, le concile amena Grégoire XII, pape faible qui régnait à Rome, à abdiquer. On essaya de persuader son rival, Benoît XIII, qui régnait à Avignon, de faire de même. Lorsqu’il refusa, le concile le déposa après l’avoir déclaré parjure et hérétique et l’avoir accusé d’être un obstacle à l’union de l’Église10. Deux ans plus tard, le 11 novembre 1417, le concile de Constance proclama pape un prélat qui prit le nom de Martin V18.
Le grand schisme d’Occident prit officiellement fin avec l’élection de Martin V, mais en réalité il continua pendant des années encore, car jusqu’à sa mort Benoît XIII refusa de reconnaître sa déchéance. En 1424, son successeur à Avignon, Clément VIII, élu par les quelques cardinaux restés fidèles à Benoît XIII, se déclara pape légitime. Il ne capitula qu’en 1429. C’est pour cette raison que selon les historiens catholiques le grand schisme d’Occident dura 40 ans, tandis que selon d’autres il dura 50 ans, c’est-à-dire de 1378 à 1429 (au lieu de 1417)14.
Les effets du schisme
Le schisme avait surtout été provoqué par la question de la réforme de l’Église et par les ambitions égoïstes d’hommes cupides. C’est pourquoi, au concile de Constance, on mit l’accent non sur la réforme, mais sur l’unité. On doit reprocher entre autres à ce concile la condamnation et l’exécution de Jean Hus, réformateur tchèque, qui fut brûlé vif10. Tandis que le concile de Constance assura superficiellement l’unité de l’Église, il ne réussit pas à annuler les effets du schisme. Un historien, décrivant ces effets sur Wyclif notamment, déclare qu’ils concrétisèrent l’opposition de ce célèbre prêtre et théologien catholique anglais à son Église. “Les six dernières années de la vie de Wyclif, dit-il, sont un exemple unique du résultat de l’influence du grand schisme17.” Un autre auteur écrit à ce propos : “Ce furent les cardinaux à Rome qui, en 1378, posèrent le fondement du mouvement qui se termina par la révolte religieuse du XVIe siècle17.” Même le mouvement hussite était le fruit du grand schisme d’Occident, car Hus fut influencé par Wyclif10.
De nos jours, l’Église catholique connaît de nouveau des dissensions intestines. Elle se trouve devant un dilemme car, de l’avis des progressistes, elle ne change pas assez vite, tandis que pour les conservateurs les changements se succèdent trop rapidement. Il n’est donc pas étonnant que Paul VI parle d’un “ferment schismatique” et supplie les fidèles de lui obéir. Aujourd’hui, s’il n’y a pas de papes rivaux, certains catholiques sont à ce point opposés aux changements apportés à leur religion que vers la fin de 1969 ils manifestèrent à ce sujet dans les rues de Rome. “Quelques-uns des adversaires les plus acharnés de la modernisation de la liturgie sont allés jusqu’à appeler Paul VI un antipape hérétique7.”
Combien l’histoire passée et contemporaine de la papauté avec ses pontifes rivaux et ses dissensions est éloignée de l’exemple et des enseignements de Jésus ! En effet, le Christ était lui-même humble de cœur et il ordonna : “Quiconque veut être premier parmi vous doit être votre esclave.” (Mat. 20:27). Il déclara aussi que l’on pourrait identifier ses disciples, membres de la vraie Église, grâce à leur amour et à leur unité. Par conséquent, ils ne seraient pas divisés et ne recourraient pas aux armes. — Jean 13:34, 35.
Combien la façon d’agir des papes rivaux est éloignée aussi de ce conseil de l’apôtre Paul : “N’accordez rien à l’esprit de parti, rien à la vaine gloire, mais que chacun par l’humilité estime les autres supérieurs à soi ; ne recherchez pas chacun vos propres intérêts, mais plutôt que chacun songe à ceux des autres.” — Phil. 2:3, 4, Jérusalem.
Y aurait-il eu des papes rivaux si on avait toujours obéi à ces recommandations de Jésus et de Paul ? Les troubles actuels au sein de l’Église existeraient-ils ? L’Église catholique est-elle vraiment conforme à la description biblique des véritables chrétiens ? Les faits se passent de commentaires !
RÉFÉRENCES
1. New York Times, 18 septembre 1970, page 1.
2. Newsweek, 27 octobre 1969, page 73.
3. Time, 17 octobre 1969, page 90.
4. Post de Houston, 18 septembre 1969, page 10.
5. Union de Springfield, 29 janvier 1970, page 6.
6. The Christian Century, 16 avril 1969, page 500.
7. Life, 20 mars 1970, page 30.
8. Atlantic, juillet 1969, page 76.
9. The Catholic Encyclopedia, tome II, page 429.
10. A History of Christianity, Latourette, pages 466, 464, 469, 489, 625, 627, 630, 631, 666, 667.
11. The Catholic Encyclopedia, tome VI, pages 791, 799.
12. idem, tome IV, page 17.
13. Idem, tome III, pages 128, 129.
14. The New Schaff-Herzog Encyclopedia of Religious Knowledge, tome X, page 238.
15. The Catholic Encyclopedia, tome VII, page 58.
16. Idem, tome XV, pages 216, 217.
17. The Great Schism, Jordan, pages 26, 27, 32, 37, 11.
18. The Catholic Encyclopedia, tome XIII, page 540.
19. The New Schaff-Herzog Encyclopedia of Religious Knowledge, tome IV, page 545.
20. The Catholic Encyclopedia, tome VIII, page 435.
[Notes]
a Dans son livre L’Église catholique romaine (angl., 1969), John McKenzie, professeur à l’université jésuite Fordharn, écrit : “La corruption de la cour pontificale sous le règne d’hommes indignes est presque incroyable. (...) Les aventuriers et les bandits élus à la papauté ne désiraient nullement assurer une direction spirituelle.” — Page 15.
b Vraisemblablement Jean XXIII des temps modernes a pris ce titre afin de stigmatiser l’ancien Jean XXIII comme un “antipape”.