Comment naissent les mots nouveaux
MONSIEUR Boulanger, homme que rien ne distinguait des autres, fut à l’origine d’un mot nouveau. Il avait ouvert un établissement où l’on préparait des repas qu’on pouvait consommer sur place. Pour attirer les affamés qui avaient survécu à la guerre de Sept ans (1756-1763) et qui emplissaient les rues de Paris, Boulanger suspendit au-dessus de sa porte une enseigne où on lisait en latin : “Venite ad me omnes qui stomacho laboratis et ego vos restaurabo”, ce qui signifie : “Venez à moi vous tous qui souffrez de l’estomac et je vous restaurerai.” Ainsi, cet établissement, destiné à rétablir ou restaurer sa clientèle, s’est tout naturellement appelé restaurant.
La contribution involontaire de Monsieur Boulanger à la langue française et par la suite à d’autres langues, illustre comment le vocabulaire se développe pour répondre aux besoins du moment. Mais qu’est-ce exactement qu’une langue ? En termes simples on peut dire qu’elle est constituée par des “mots, leur prononciation et la façon de les combiner, en usage dans une collectivité importante”. Une langue se développe, se modifie, s’éteint ou même disparaît totalement en fonction des événements qui marquent la collectivité qui s’en sert. Une langue change constamment. De nouveaux mots lui sont ajoutés chaque jour ; d’autres voient leur signification s’affaiblir, puis ils finissent par disparaître.
Le français et l’anglais sont des langues très riches et qui ont emprunté à presque toutes les langues du monde. On évalue leur vocabulaire à plusieurs centaines de milliers de mots, sans compter les milliers de vocables techniques qu’on ne trouve dans aucun dictionnaire général. Chaque idée peut s’exprimer par différents mots qui évoquent des nuances différentes.
D’où ces mots tirent-ils leur origine ? L’examen de la façon dont les mots ont été empruntés ou inventés pour faire face à des besoins nouveaux n’est pas seulement l’apanage des étymologistes (linguistes spécialisés dans l’origine des mots), mais le lecteur moyen peut, lui aussi, trouver cet examen intéressant, utile et même amusant. D’ailleurs, vous seriez sans doute surpris d’apprendre le rôle que vous jouez dans le développement de votre propre langue. Examinons quelques exemples tirés du français et de l’anglais.
La multiplicité des emprunts
La manière d’emprunter les mots à d’autres langues et de les modifier selon les besoins et le goût d’une “collectivité” différente est pratiquement infinie. En français, à cause de ses feuilles dentées, le pissenlit s’appelle aussi “dents-de-lion”. Ce mot, les Anglais l’ont repris et légèrement adapté pour donner le mot “dandelion”.
Il semblait n’y avoir aucune raison de ne pas garder le nom par lequel les Irlandais appelaient leur eau de vie uisge beatha. Toutefois, il fut abrégé par les Anglais sous la forme whisky (on voit mal aujourd’hui quelqu’un demander qu’on lui serve du uisge beatha !). Le mot sinécure, qu’on retrouve dans certaines expressions, est d’origine latine et provient de la formule beneficium sine cura qui désignait un bénéfice ecclésiastique sans travail. Avec le temps l’expression a été abrégée et les deux derniers termes contractés pour donner le mot français.
Pourquoi les mots changent-ils de signification ?
Dans les exemples précités, la définition des mots d’emprunt restait la même. Il en va autrement du mot “chauffeur”. À l’origine ce mot signifiait évidemment “celui qui chauffe”. Il était très approprié au moment de l’automobile à vapeur, car le chauffeur faisait chauffer la chaudière de la voiture avant le départ. Le mot a survécu à l’invention qui lui a donné naissance et il désigne aujourd’hui le conducteur ou encore “une personne employée pour conduire un véhicule à moteur”.
Parfois, l’usage populaire mais incorrect d’un mot a changé sa signification. Le verbe “étonner”, par exemple, signifiait à l’origine “frapper du tonnerre”. Il a pris ensuite le sens d’effrayer et, dans les dictionnaires modernes, il ne signifie plus aujourd’hui que “causer de la surprise”.
L’origine des mots
Cependant, comment les mots apparaissent-ils ? Parfois, quelqu’un doit inventer un mot ou une expression, pour faire face à un besoin nouveau ou à certaines circonstances. Si ce terme acquiert de la popularité et résiste à l’épreuve du temps il finit par faire partie du langage courant. De nombreux mots dérivent de noms de personnes, lesquels suggèrent une idée particulière dans l’esprit d’une “collectivité”. C’est ainsi que le nom d’un ministre des Finances français qui vécut au moment de la guerre de Sept ans, Étienne de Silhouette, devint un mot courant chez les nobles qui étaient les premiers visés par les mesures sévères que ce financier avait prises. Par dérision, ils appelaient “silhouette” tout objet ou toute personne réduit à ses simples contours, évoquant ainsi l’effet des mesures draconiennes de ce ministre sur le portefeuille et le train de vie de la noblesse.
Voyons d’autres exemples qui impliquent le nom ou le titre d’une personne. L’Anglais John Montague, qui ne voulait pas quitter la table de jeux pour aller manger, se faisait servir ses repas entre des tranches de pain. Vous ne serez pas surpris d’apprendre que ce joueur invétéré était le comte de “Sandwich”. Un “derrick”, dispositif servant à hisser des objets, est ainsi nommé d’après un autre Anglais. Ce mot prend toute sa signification quand on sait qu’il s’agissait du bourreau qui procédait aux pendaisons à la prison de Tyburn à Londres. De même, M. Poubelle, préfet de la Seine, a vu son nom associé aux récipients qu’il imposa en 1884 pour ramasser les ordures ménagères.
D’autres termes dérivent de noms de lieux. L’un d’eux montre bien que c’est l’image populaire qui détermine si un mot fait partie intégrante d’une langue ou non. Il s’agit du mot gêne, forme contractée de l’expression hébraïque Ge’i Hin-nom’ qui signifiait “vallée des fils de Hinnom” et qui fut transcrite en grec sous la forme plus connue de Géhenne. C’était à l’origine l’endroit, près de Jérusalem, où les Juifs brûlaient leurs ordures. Au Moyen Âge ce mot avait pris le sens de condamnation, puis de torture et de contrainte. Sous sa forme moderne, le terme a perdu sa force primitive. L’expression prend tout son relief quand on sait que dans la Bible la Géhenne est le symbole de la destruction éternelle.
Certains mots sont formés par la première lettre de plusieurs autres. Le mot “radar”, par exemple, est formé des premières lettres des mots anglais ‘radio detecting and ranging’ (radio-détection et repérage). D’autres termes sont formés par le mélange de plusieurs mots et prennent un sens légèrement différent de ces derniers. Le mot coquecigrue, qui désigne aujourd’hui une absurdité, est formé de coq et grue, car, à l’origine, ce mot désignait un oiseau légendaire.
L’argot, quoique tout à fait en dehors des règles, contribue, lui aussi, à la formation d’une langue. Parfois, certains mots sont si universellement utilisés, même par les gens instruits, qu’ils prennent place dans le dictionnaire. Le mot “kidnapping”, qui signifie littéralement “piquer un gosse”, est devenu courant, bien que ses composantes anglaises “nab” et “kid” soient généralement considérées comme du langage peu châtié.
Les idiotismes
Un idiotisme est une expression dont le sens est autre que celui qu’indiquent logiquement les mots qui la composent. Ils ajoutent cependant de la couleur et de la vie à la langue. Les expressions idiomatiques ont parfois elles aussi une origine intéressante.
Voyons un exemple tiré de l’anglais. On dit que lorsqu’un maharadjah avait retiré sa faveur à quelqu’un, il lui faisait don d’un éléphant blanc. Il était strictement interdit au “bénéficiaire” de tuer cet animal rare, de l’abandonner ou de le faire travailler. L’entretien de l’animal coûtait tellement cher que son nouveau propriétaire finissait par se ruiner. De là le sens qu’a pris l’expression en anglais “éléphant blanc” pour désigner un cadeau inutile et encombrant.
Comment tout a commencé
Quand on pense aux expressions idiomatiques et à l’origine des mots, on pourrait se demander d’où viennent toutes les langues et tous les dialectes parlés aujourd’hui.
D’après un ancien livre qui a été traduit en plus de langues que n’importe quel autre, il fut un temps où “toute la terre continuait d’être une seule langue et un seul ensemble de mots”. Ce livre, la Bible, explique comment tant de nouvelles langues sont venues soudain à l’existence. Vous pouvez lire ce récit authentique dans la Genèse (au chapitre 11, versets 1 à 9 Ge 11:1-9). On y voit comment une partie de la famille humaine s’engagea dans une entreprise contraire aux desseins de Dieu. Au lieu de se disperser et de “remplir la terre”, en accord avec la volonté de Dieu, ces hommes cherchèrent à se concentrer dans la plaine de Schinéar, en Mésopotamie (Gen. 9:1 ; 11:2). Là, ils voulurent construire une tour à l’usage de la fausse religion. Cependant, Jéhovah Dieu déjoua leurs plans et fit en sorte qu’ils se dispersent sur toute la terre. Il confondit leur langage, rendant ainsi impossible toute collaboration. En outre, de cette façon, Jéhovah Dieu empêcha les hommes de concerter leurs efforts pour atteindre des objectifs dangereux pour eux et contraires à sa volonté.
Depuis lors, les langues ont dû sans cesse s’adapter à de nouvelles circonstances et à de nouveaux besoins. Peut-être n’avez-vous jamais contribué personnellement à ce processus en inventant un mot nouveau. Néanmoins, en choisissant vos mots, vous participez chaque jour à la formation de la langue que vous parlez.
[Illustration, page 17]
Pourquoi les Anglais appellent-ils cette plante “dandelion” ?
[Illustration, page 17]
Pourquoi les nobles détestaient-ils M. de Silhouette ?
[Illustration, page 18]
Avez-vous déjà eu un “éléphant blanc” à nourrir ?