L’ère de la vapeur n’est pas révolue
S-T-R-I-I-T! Un sifflement retentit, suivi d’un long chuintement, dans la campagne sereine du Sussex, comté du sud de l’Angleterre. D’un hangar tout proche surgit alors une imposante machine qui crache des torrents de vapeur.
Non, ce n’est pas un rêve. Cela se passe bien de nos jours. En effet, je m’apprête à prendre un train à vapeur pour aller de Sheffield Park à Horsted Keynes, environ 7 kilomètres plus au nord.
La fascination de la vapeur
L’âge d’or des machines à vapeur remonte à une cinquantaine d’années. Depuis, les locomotives électriques et diesels les ont remplacées dans la plupart des pays. Pourtant, aujourd’hui encore, beaucoup s’intéressent vivement aux trains à vapeur. D’après le livre Les trains touristiques (angl.), la Grande-Bretagne compte la plus forte proportion au monde de passionnés de trains. Quatre millions d’hommes, de femmes et d’enfants “manifesteraient plus qu’un engouement pour les trains, particulièrement pour les trains à vapeur”. Quelles en sont les raisons?
C’est l’Anglais Richard Trevithick (1771-1833) qui, le premier, a exploité la machine à vapeur pour le transport de marchandises. Depuis lors, les amoureux de trains considèrent la locomotive à vapeur comme “l’une des machines les plus romantiques et les plus belles jamais fabriquées”; c’est “la plus évocatrice de toutes les inventions humaines”. Elle “émeut tant ses admirateurs que les profanes”. Depuis les débuts du chemin de fer en Grande-Bretagne, à l’ouverture de la ligne Stockton-Darlington en 1825 avec la locomotive Locomotion fabriquée par George Stephenson, des passionnés prennent le train “uniquement pour le plaisir”. Mais pourquoi cet enthousiasme pour ce que certains considèrent comme un moyen de transport désuet?
Ceux qui ont connu l’époque des trains à vapeur ressentent une certaine nostalgie. Les plus jeunes, quant à eux, sont attirés par une aventure insolite: voyager dans un train tiré par une de ces imposantes et bruyantes machines d’autrefois. Dans l’avant-propos du livre Symphonie à vapeur (angl.), O. Nock attribue cet intérêt à “la part de sentimentalité que nous avons tous en nous”. La revue Le monde du chemin de fer (angl.) va dans le même sens en décrivant l’amoureux de trains comme étant “au fond un sentimental incurable”. Mais en quoi réside le charme des trains à vapeur? “On peut voir et ressentir la puissance d’une locomotive à vapeur, a expliqué un passionné. On dirait alors qu’elle est vivante.” Un autre a déclaré: “Ce qui me plaît, c’est l’odeur.”
Le sauvetage des locomotives à vapeur
Le mois d’août 1968 marqua la disparition des locomotives à vapeur sur le réseau national en Grande-Bretagne. Comme leur rendement thermodynamique ne dépassait guère 6 %, on les remplaça par des motrices plus performantes. Les dépôts qui avaient abrité les fameux trains à vapeur cessèrent d’être utilisés, et on mit au rebut des centaines de locomotives. L’ère de la vapeur a bien failli s’achever à ce moment-là. Les administrateurs du rail avaient cependant compté sans les passionnés. D’après l’auteur Brian Hollingsworth, “le sentiment de frustration que ceux-ci ont éprouvé devant la disparition des trains qu’ils aimaient leur a donné une idée: tenter de préserver un peu de ce qui avait fait l’ambiance des jours passés”. Comment s’y sont-ils pris?
Certains ont acheté des hangars abandonnés. Celui qui se trouve à Carnforth, dans le nord de l’Angleterre, a été transformé en musée de la vapeur. Il couvre une superficie de 15 hectares. Diverses machines à vapeur tractent à tour de rôle des wagons sur une courte distance, à la grande joie des visiteurs. De plus, en Grande-Bretagne, de nombreuses associations pour la préservation du matériel ferroviaire s’activent en vue d’organiser des voyages d’agrément en train à vapeur sur les lignes où ces locomotives circulaient autrefois. Elles veulent procurer de nouveau aux voyageurs le plaisir de prendre un train à vapeur.
Les passionnés tournèrent leur attention vers un cimetière de locomotives situé en Galles du Sud, qui devint ce que le Sunday Telegraph appelle “La Mecque des mordus de la vapeur”. En 1983, ils avaient récupéré un quart des 400 locomotives d’époque mises au rebut. La revue Les trains à vapeur (angl.) déclare: “Le sauvetage des locomotives à la casse Barry a peut-être un peu perdu ces dernières années de l’attrait de la nouveauté, mais il se poursuit toujours.” Comme preuve, en septembre 1985 il n’y avait plus que 30 pièces invendues, et “toutes sauf une étaient réservées”.
La remise en état d’une locomotive à vapeur n’est ni facile ni bon marché. La machine coûte environ 80 000 francs français à l’achat, et il faut encore le double pour la rénover. Rares sont les particuliers qui peuvent donc s’offrir ce luxe. Cela ne décourage pourtant pas les amateurs, qui se réunissent en associations pour acquérir des locomotives. Ils travaillent ensuite à leur réfection durant les week-ends et à leurs autres moments de loisir. En 1983, ils avaient déjà sauvé un millier de machines à vapeur. À présent, une centaine d’associations pour la préservation du matériel ferroviaire possèdent 369 kilomètres de voie, ce qui leur permet de réaliser leur objectif: faire fonctionner les “machines à vapeur rénovées”. Parmi elles, la société des chemins de fer Bluebell fait œuvre de pionnier dans l’emploi des lignes privées à voie normale.
Un voyage sur la ligne Bluebell
J’ai pris un billet aller et retour de Sheffield Park à Horsted Keynes. Du quai de la gare de style victorien, je contemple la locomotive no 488 de type 0415 qui sort lentement d’un hangar situé un peu plus loin. Elle baigne dans un océan de vapeur. Ici, tout rappelle l’époque victorienne. Un petit musée fait revivre l’âge d’or de la vapeur au moyen de vitraux aux portraits des pionniers du rail, James Watt, George Stephenson et I. Brunel. Sont également exposés différents objets d’époque: des billets, des uniformes, des horaires, des lanternes de locomotive et des drapeaux de chef de train.
La locomotive no 488 a pris place à la tête du convoi et est maintenant accrochée aux voitures. Le bras du sémaphore se baisse. Le chef de train siffle et agite son drapeau vert. La locomotive répond joyeusement: S-T-R-I-I-T! Prenant peu à peu de la vitesse, notre convoi s’éloigne de la gare. Imperceptiblement au début, de façon très rythmée ensuite, je sens le doux balancement familier aux passagers des trains à vapeur. Le martèlement que je perçois lorsque la voiture passe sur les joints des rails s’accélère. La locomotive monte, haletante, la côte en pente douce.
Une fois sortie de la gare, la locomotive s’engage dans la campagne verdoyante. Elle ralentit comme la montée devient plus raide au moment de traverser des champs de blé. Elle passe sous un pont de briques, puis au-dessus d’une route. Son sifflement retentit pour nous avertir qu’elle aborde une courbe. Elle s’enfonce dans un bois, son panache indiquant sa direction. Nous longeons à présent un magnifique tapis de jacinthes des bois et de boutons d’or, ce qui nous permet de comprendre pourquoi la ligne s’appelle Bluebell (mot anglais qui signifie “jacinthe des bois”). Ensuite, dans un mouvement un peu saccadé, la locomotive donne tout ce qu’elle peut dans la dernière rampe avant Horsted Keynes. Un nouveau signal du sémaphore, et nous entrons majestueusement en gare, au milieu des deux quais principaux. Notre voyage a duré une vingtaine de minutes.
Nous visitons rapidement la gare restaurée, puis, après un bref arrêt au buffet, nous remontons dans le train. Ayant été aiguillée, la locomotive se retrouve accrochée à l’autre bout du convoi pour redescendre rapidement à Sheffield Park.
Des écoliers, qui vont prendre pour la première fois un train à vapeur, se pressent autour des passagers qui descendent. Parmi eux se trouvent des adultes munis d’appareils photo et de caméras vidéo, qui tiennent à ramener la preuve que nous sommes toujours à l’ère de la vapeur.
Un nouveau train à vapeur de grande ligne?
Le succès des lignes privées a fait réfléchir les responsables de la société nationale qui exploite les chemins de fer britanniques. Dans le cadre d’excursions, certaines des anciennes et imposantes locomotives à vapeur affichent à présent leur livrée colorée sur les voies normales des grandes lignes. La Mallard bleu foncé par exemple, célèbre pour avoir établi le record de 203 kilomètres à l’heure en 1938, a récemment tiré des voitures en partant du musée national du rail qui se trouve à York. Elle n’avait pas fonctionné depuis 1963.
De nombreux passionnés ont à cœur la préservation des trains à vapeur de grande ligne. Ils viennent par centaines le week-end sur les quais des gares, guettant le grondement impressionnant d’un express à vapeur. Le cou tendu lorsque les trains passent dans un vacarme assourdissant, ils sont la preuve que l’ère de la vapeur n’est pas révolue. — De notre correspondant en Grande-Bretagne.
[Illustration, page 17]
Ci-dessus: Réplique de Locomotion, locomotive à vapeur fabriquée par George Stephenson & Cie en 1825 pour la première ligne publique.
[Crédit photographique]
Musée Beamish en plein air à Durham, en Angleterre
[Crédit photographique, page 16]
Photos Bluebell Railway, Angleterre