La domination humaine — L’heure du bilan
Partie 7 — Une recherche politique de l’utopie
Socialisme: Système social prônant la propriété et la gestion des moyens de production par l’État; tenu par les communistes comme un stade intermédiaire entre le capitalisme et le communisme. Communisme: Système social prônant l’absence de classes, la propriété collective des moyens de production et de subsistance, ainsi que la répartition équitable des ressources économiques.
SI L’ON en croit la mythologie grecque, l’humanité aurait connu son âge d’or sous le règne du dieu Cronos. “Tous partageaient équitablement leurs biens, la propriété privée était inconnue, rien ne venait troubler la paix ni l’harmonie”, explique le Dictionnaire des idéologies (angl.), ajoutant: “Le socialisme naquit de la nostalgie d’un ‘Âge d’or’ perdu.”
Il fallut toutefois attendre les premières décennies du XIXe siècle pour voir le socialisme se hisser au rang de mouvement politique moderne. Il reçut alors un accueil très favorable, surtout en France où la Révolution de 1789 avait entraîné une profonde remise en question des idées traditionnelles. Dans ce pays, comme un peu partout en Europe, la révolution industrielle était à l’origine de graves difficultés sociales. Les conditions étaient donc propices à l’émergence de la thèse selon laquelle les masses bénéficieraient d’une répartition plus équitable des fruits du travail collectif si les ressources étaient propriété de l’État et non plus de particuliers.
Le socialisme n’est pas une doctrine nouvelle. Les philosophes grecs Aristote et Platon en dissertaient déjà de leur temps. Au XVIe siècle, en pleine Réforme, le prêtre catholique allemand Thomas Müntzer prônait une société sans classes. Ses idées radicales ne faisaient cependant pas l’unanimité, notamment lorsqu’il envisageait le recours à la révolution comme un moyen de réaliser cet objectif. Au XIXe siècle, le Gallois Owen, les Français Cabet et Proudhon, ainsi que de nombreux autres réformateurs sociaux parmi lesquels d’éminents hommes d’Église, enseignaient que le socialisme n’était rien de moins qu’un autre nom donné au christianisme.
Les utopies de Marx et de More
Néanmoins, “aucun de ces porte-parole du socialisme n’exerça autant d’influence que Karl Marx, dont les écrits devinrent la pierre de touche de la pensée et de l’action socialistea”, explique l’ouvrage cité plus haut. Marx professait que l’Histoire progresse pas à pas sous l’impulsion de la lutte des classes et que cette Histoire prendrait fin lorsque le système politique idéal aurait été trouvé. Ce système idéal devait, selon lui, résoudre les problèmes des sociétés précédentes. Chacun connaîtrait alors la paix, la liberté et la prospérité. Les gouvernements et l’armée deviendraient inutiles.
Voilà qui rappelle de façon frappante ce qu’écrivait en 1516 Sir Thomas More, homme d’État anglais, dans son livre Utopie. Ce terme, “utopie”, fut forgé par More lui-même sur le grec ou-topos. Il signifie “en aucun lieu” et constituait certainement un jeu de mots avec l’expression similaire eu-topos, “bon lieu”. L’Utopie de More était en effet un pays qui, pour être imaginaire (en aucun lieu), n’en était pas moins idéal (bon lieu). Le mot en vint à désigner “un lieu de perfection, particulièrement en matière de lois, de gouvernement et de conditions sociales”. L’ouvrage de More était en fait un réquisitoire en règle contre les conditions économiques et sociales déplorables qui régnaient à l’époque en Europe (surtout en Angleterre) et qui favoriseraient plus tard l’avènement du socialisme.
Les théories de Marx reflétaient également les vues du philosophe allemand Georg Wilhelm Friedrich Hegel. Selon le Dictionnaire des idéologies, “le caractère apocalyptique et quasi religieux du socialisme marxien fut modelé par la relecture philosophique que Hegel fit de la théologie chrétienne radicale”. Sur ce fond de “théologie chrétienne radicale”, explique l’auteur Georg Sabine, Marx, “animé d’une conviction quasi religieuse, [lança] un appel moral extrêmement puissant, appel qui n’était rien de moins qu’une exhortation à travailler aux progrès de la civilisation et de la justice”. Le socialisme apparaissait comme la vague porteuse de l’avenir; c’était pour certains une autre façon de désigner le christianisme en marche vers la victoire.
Le passage du capitalisme à l’utopie
Avant de mourir, Marx n’eut le temps de publier que le premier volume de son œuvre maîtresse, Das Kapital. C’est son plus proche collaborateur, le philosophe socialiste allemand Friedrich Engels, qui rédigera et publiera les deux autres volumes en 1885 et en 1894. L’ouvrage analyse les mécanismes du capitalisme, le système économique qui régit les démocraties représentatives occidentales. Reposant sur des échanges commerciaux non réglementés et sur une concurrence dans laquelle l’État n’intervient pas, explique Marx, le capitalisme concentre les moyens de production et de distribution entre les mains de particuliers ou de sociétés. Il produit donc une classe de bourgeois et une classe de travailleurs, créant entre les deux un antagonisme qui se solde par l’oppression des seconds. S’appuyant sur les travaux d’économistes reconnus, Marx affirme que le capitalisme est en réalité non démocratique, et que le socialisme constitue la forme la plus élevée de démocratie en ce qu’il favorise le peuple par la défense de l’égalité et de la liberté.
Pour atteindre l’utopie, il faut que le prolétariat fasse la révolution, se débarrasse de l’oppression de la bourgeoisie et instaure ce que Marx appelle une “dictature du prolétariat”. (Voir l’encadré page 21.) Avec le temps, Marx adoucit toutefois sa position. Il concédera que la révolution peut revêtir deux formes: l’une violente, l’autre graduelle et plus permanente. Voilà qui soulève une intéressante question.
L’utopie par la révolution ou par les réformes?
“Communisme” dérive du latin communis, qui signifie “commun, qui appartient à tous”. À l’instar du socialisme, le communisme reproche à la libre entreprise d’engendrer le chômage, la pauvreté, les fluctuations et les conflits entre ouvriers et patrons. La solution communiste consiste à distribuer les richesses de la nation plus équitablement.
Mais à la fin du XIXe siècle, les marxistes ne sont déjà plus d’accord entre eux sur les moyens d’atteindre cet objectif commun. Dans les premières années du XXe siècle, ce sont les socialistes opposés à toute révolution violente et prônant plutôt la collaboration avec le système démocratique parlementaire qui prennent l’ascendant. De ce mouvement naîtra le socialisme démocratique, celui-là même que l’on retrouve aujourd’hui en République fédérale d’Allemagne, en France et en Grande-Bretagne. En fait, ces partis ont rejeté la pensée marxiste authentique et cherchent seulement à créer un État-providence pour la population.
Marxiste pur et dur, Lénine, quant à lui, était intimement convaincu que l’utopie communiste ne pourrait naître que de la révolution violente. Ses idées, au même titre que celles de Marx, constituent l’essence du communisme orthodoxe moderne. Lénine, dont le véritable nom est Vladimir Ilich Oulianov, naît en 1870 dans ce qui est aujourd’hui l’Union soviétique. C’est en 1889 qu’il se convertit au marxisme. À partir de 1900, au terme d’un exil en Sibérie, il vivra principalement en Europe occidentale. Après la chute du régime tsariste, il retourne en Russie où il fonde le parti communiste russe et prend la tête de la Révolution bolchevique de 1917. Il devient alors le maître de l’Union soviétique, ce qu’il restera jusqu’à sa mort en 1924. À la différence des mencheviks, Lénine voyait le parti communiste comme un groupe très centralisé de révolutionnaires soumis à une discipline rigoureuse et constituant l’avant-garde du prolétariat. — Voir l’encadré page 21.
De nos jours, la ligne de démarcation entre révolution et réformes n’est plus aussi bien définie. En 1978, le livre Comparaison des systèmes politiques: Pouvoir et politique de trois mondes (angl.) faisait le constat suivant: “Le communisme est devenu plus ambivalent quant aux moyens d’atteindre les objectifs socialistes. (...) Les différences entre le communisme et le socialisme démocratique se sont considérablement atténuées.” Les changements spectaculaires que subit actuellement le communisme dans les pays d’Europe de l’Est sont d’ailleurs là pour le confirmer.
Le communisme réintroduit la religion
“Nous avons besoin de valeurs spirituelles. (...) Les valeurs morales que la religion a générées et incarnées pendant des siècles peuvent favoriser l’œuvre de reconstruction dans notre pays également.” Peu de personnes pensaient jamais entendre de telles paroles dans la bouche d’un secrétaire général du parti communiste d’Union soviétique. C’est pourtant à cette étonnante volte-face que s’est livré Mikhaïl Gorbatchev le 30 novembre 1989, à l’occasion d’un déplacement en Italie.
Faut-il voir là une confirmation de la thèse selon laquelle les premiers chrétiens étaient des communistes, qui pratiquaient une forme de socialisme chrétien? C’est ce que prétendent certains en s’appuyant sur le texte d’Actes 4:32, qui dit des chrétiens de Jérusalem qu’“ils avaient tout en commun”. Cependant, à l’examen il s’avère qu’il ne s’agissait là que de mesures temporaires dictées par des circonstances imprévues, et non d’un système permanent de socialisme “chrétien”. Du fait qu’ils partageaient leurs biens matériels avec amour, “nul n’était dans le besoin”. Effectivement, “c’était (...) distribué à chacun, selon que la personne en avait besoin”. — Actes 4:34, 35.
“Glasnost” et “perestroïka”
Depuis les derniers mois de 1989, l’Union soviétique et ses pays satellites d’Europe de l’Est connaissent des remaniements politiques pour le moins étonnants. Grâce à la politique de glasnost, ou transparence, le monde entier a été témoin de ces bouleversements. Les réformes profondes demandées par les populations d’Europe de l’Est ont, dans une certaine mesure, été acceptées. Des responsables communistes ont reconnu le besoin d’un système plus humain, moins rigide, et ont souhaité, pour reprendre les termes d’un économiste polonais, une “renaissance du socialisme sous une forme différente, plus éclairée et plus efficace”.
En tête de ces dirigeants se trouve Mikhaïl Gorbatchev qui, peu après son arrivée au pouvoir en 1985, a lancé l’idée de la perestroïka (restructuration). Au cours d’une visite en Italie, il a affirmé que la perestroïka était indispensable pour relever les défis des années 90. “Ayant emprunté le chemin de la réforme radicale, les pays socialistes arrivent au point de non-retour, a-t-il dit. Toutefois, il est faux d’affirmer, comme beaucoup le font à l’Ouest, que cela marque l’effondrement du socialisme. Cela signifie au contraire que le socialisme va poursuivre son développement dans le monde sous une multiplicité de formes.”
Les responsables communistes sont donc loin de partager l’opinion exprimée l’année dernière par le chroniqueur Charles Krauthammer: “L’éternelle question qui a hanté tous les philosophes politiques depuis Platon — quelle est la meilleure forme de gouvernement? — a maintenant une réponse. Après avoir passé quelques millénaires à essayer tous les systèmes politiques possibles, nous terminons celui-ci avec la certitude d’avoir trouvé dans la démocratie capitaliste, pluraliste et libérale ce que nous cherchions.”
Plus objectif, le quotidien allemand Die Zeit n’a pas hésité à brosser le triste tableau des démocraties occidentales, mentionnant le “chômage, l’alcoolisme, la drogue, la prostitution, la réduction des programmes sociaux, l’augmentation de la pression fiscale et les déficits budgétaires”; la question était ensuite posée: “Est-ce vraiment là la société parfaite qui a triomphé définitivement du socialisme?”
Un proverbe dit que ceux qui habitent des maisons de verre ne devraient pas jeter de pierres. Quel gouvernement humain peut en effet, compte tenu de son imperfection, se permettre de critiquer les faiblesses d’un autre? Les faits montrent que le gouvernement humain parfait — l’Utopie — n’existe pas. Les hommes politiques sont toujours à la recherche du “bon lieu”, et celui-ci ne se trouve toujours “en aucun lieu”.
[Note]
a Marx est né de parents juifs en 1818 dans ce qui était alors la Prusse. Il fit ses études en Allemagne et entama une carrière de journaliste. Après 1849, il passa la plus grande partie de sa vie à Londres, où il mourut en 1883.
[Encadré, page 21]
TERMINOLOGIE SOCIALISTE ET COMMUNISTE
BOLCHEVIKS/MENCHEVIKS: En 1903, le Parti ouvrier social-démocrate russe fondé en 1898 se scinde en deux groupes: les bolcheviks (littéralement “membres de la majorité”), avec Lénine à leur tête, sont favorables au maintien d’un parti restreint composé d’un nombre limité de révolutionnaires disciplinés; les mencheviks (“membres de la minorité”) se prononcent en faveur d’un parti plus étoffé régi par des méthodes démocratiques.
BOURGEOISIE/PROLÉTARIAT: Marx enseignait que le prolétariat (la classe ouvrière) renverserait la bourgeoisie (la classe moyenne, dont les industriels) et établirait une “dictature du prolétariat”, créant ainsi une société sans classes.
EUROCOMMUNISME: Communisme des partis communistes d’Europe occidentale. Indépendant du parti communiste soviétique, il accepte le principe de la participation à un gouvernement de coalition et juge qu’une “dictature du prolétariat” est désormais inutile.
KOMINTERN: Contraction russe d’Internationale communiste (ou IIIe Internationale). Organisation créée par Lénine en 1919 pour promouvoir le communisme. Dissoute en 1943, elle avait été précédée par la Ire Internationale (1864-1876), qui donna naissance à de nombreux groupes socialistes européens, et par la IIe Internationale (1889-1919), qui était un parlement international des partis socialistes.
MANIFESTE DU PARTI COMMUNISTE: Déclaration rédigée en 1848, dans laquelle Marx et Engels exposent les principales doctrines du socialisme scientifique et qui a longtemps servi de texte de base aux partis socialistes et communistes européens.
SOCIALISME SCIENTIFIQUE/UTOPIQUE: Expressions utilisées par Marx pour distinguer ses thèses, censées reposer sur une analyse scientifique de l’Histoire et des mécanismes du capitalisme, des thèses socialistes purement utopiques de ses prédécesseurs.