S’occuper d’un malade : un défi à relever
“ PARFOIS, j’avais envie de fuir la situation. Mais il avait plus que jamais besoin de moi. Par moments, je me sentais terriblement seule. ” — Jeanine, qui s’est occupée pendant 18 mois de son mari, décédé à la trentaine d’une tumeur au cerveaua.
“ Il m’arrive de m’irriter contre maman ; après coup, je m’en veux terriblement. Quand je gère mal la situation, j’ai l’impression de n’être bonne à rien. ” — Rose, 59 ans, au chevet de sa mère de 90 ans que sa faiblesse clouait au lit.
La nouvelle d’une maladie chronique ou en phase terminale peut bouleverser la famille et les amis. “ Quand le diagnostic tombe, la famille se sent invariablement seule, écrit Jeanne Bracken dans Enfants cancéreux (angl.). Peut-être ne connaît-elle personne dans son cas. ” Souvent, parents et amis sont “ pris d’une sorte d’engourdissement, ils n’arrivent pas à y croire ”. Comme Elsa lorsqu’elle a su que Béatrice, 36 ans, une grande amie, avait le cancer. Suzanne, elle, a senti son estomac se nouer quand elle a compris que son père était en train de mourir de cette même maladie.
La famille et les amis risquent de devoir assumer du jour au lendemain le rôle de garde-malade, combler les besoins physiques et affectifs du malade : préparer des repas nourrissants, surveiller le traitement, gérer les déplacements chez le médecin, accueillir les visiteurs, s’occuper du courrier, etc. Souvent, toutes ces activités viennent se greffer sur un emploi du temps déjà chargé.
Plus la maladie progresse, plus la charge devient lourde. De quoi faut-il s’occuper ? “ De tout ! ” dit Elsa à propos de Béatrice, qui ne quitte plus le lit. “ La laver et lui donner à manger, l’aider quand elle vomit, lui vider sa poche d’urine. ” Catherine, elle, a dû s’occuper de sa mère tout en travaillant à plein temps. Quant à Suzanne, il lui fallait “ prendre et noter toutes les demi-heures la température [de son père], lui éponger le front quand la fièvre montait et lui changer son pyjama et ses draps plusieurs fois par jour ”.
La qualité des soins que le patient reçoit dépend dans une large mesure de la santé de ceux qui les lui prodiguent. Pourtant, on s’intéresse souvent trop peu aux sentiments et aux besoins des gardes-malades. S’ils n’avaient que mal au dos ou aux épaules, ils auraient déjà beaucoup de mérite. Mais, comme la plupart le confirmeront, leur rôle exige également une énorme dépense affective.
“ J’étais terriblement gênée ”
“ Les études parlent souvent de la détresse qu’engendrent le vagabondage, les emportements et les comportements embarrassants [des malades] ”, lit-on dans une revue spécialisée (The Journals of Gerontology). Par exemple, Gaëlle évoque ce qui s’est passé lors d’une réunion chrétienne quand une amie a voulu rencontrer sa mère âgée : “Maman n’a eu aucune expression, aucune réaction. J’étais terriblement gênée, et j’en ai eu les larmes aux yeux. ”
“ C’est l’une des choses les plus difficiles à supporter, dit Jocelyne, dont le mari est malade mental. Son état le rend quelque peu insensible aux convenances. Quand nous mangeons au restaurant, il lui arrive d’aller vers les autres tables, de goûter la confiture et de remettre dans le bol la cuillère qu’il a léchée. Chez les voisins, il va peut-être cracher dans l’allée du jardin. Je ne peux pas m’empêcher de penser que ces habitudes alimentent des discussions dans notre entourage et que certains le considèrent comme un malappris. Si bien que j’ai tendance à me replier sur moi-même. ”
“ Je redoutais qu’à cause d’une négligence... ”
La peur étreint parfois celui qui doit soigner un être cher : la peur de ce qui va se produire avec l’aggravation du mal... ou la peur de le perdre. Il peut aussi craindre de ne pas avoir la force ou les compétences nécessaires pour combler les besoins du malade.
Elsa explique ce qui motivait ses craintes : “ J’avais peur de blesser Béatrice et d’ajouter à ses souffrances, ou de commettre une erreur qui abrégerait sa vie .”
Parfois, le malade transmet ses craintes à celui qui s’occupe de lui. “ Mon père avait très peur de s’étouffer, et parfois il paniquait, raconte Suzanne. Je redoutais qu’à cause d’une négligence de notre part il ne s’étouffe effectivement. ”
‘ Vous pleurez l’être qu’il était ’
“ Il est normal d’éprouver du chagrin lorsqu’on s’occupe d’un être cher atteint d’un mal chronique, lit-on dans S’occuper d’un malade mental (angl.). La progression de la maladie peut vous voler un compagnon ou des relations que vous chérissiez. Vous risquez alors de pleurer l’être qu’il était. ”
Josiane décrit l’effet du déclin de sa mère sur sa famille : “ Cela nous faisait mal. Sa conversation nous manquait. Nous étions profondément affligés. ” De son côté, Gaëlle explique : “ Je ne voulais pas que ma mère meure, je ne voulais pas qu’elle souffre. J’ai pleuré plus d’une fois. ”
‘ Je me sentais rejetée, j’étais en colère ’
‘ Pourquoi cela m’arrive-t-il à moi ? se demandent parfois les gardes-malades. Les autres ne pourraient-ils pas m’aider ? Ne voient-ils pas que je peine ? Le malade ne pourrait-il pas être plus coopératif ? ’ Par moments, la colère peut gagner un auxiliaire de vie à qui le malade et la famille demandent toujours plus et qui juge la charge répartie de façon peu équitable. Rose, dont nous avons parlé au début, dit : “ Je bous souvent intérieurement. Mais maman dit que ça se voit sur mon visage. ”
Peut-être est-ce sur son auxiliaire de vie que le malade reportera le plus ses frustrations et sa colère. “ Certains malades déversent leur rage et leurs humeurs dépressives sur le premier venu ”, écrit le professeur Ernest Rosenbaum dans son livre Vivre avec le cancer (angl.). “ Cette colère se manifeste généralement par de l’irritation à propos de broutilles auxquelles le malade ne prêterait en temps normal aucune attention. ” On le conçoit, cela peut éprouver les nerfs déjà très sollicités de ceux qui font de leur mieux pour s’occuper du malade.
Maria, par exemple, était d’un dévouement remarquable pour son amie mourante. Parfois, cependant, celle-ci s’offusquait facilement et se hâtait de tirer des conclusions. “ Par ses paroles blessantes et impolies, elle nous mettait dans l’embarras ”, explique Maria. Cela affectait-il Maria ? “ Sur le coup, on a l’impression de ‘ comprendre ’ le malade, dit-elle. Mais quand j’y réfléchissais à froid, je me sentais rejetée. J’étais en colère, déstabilisée, et je n’étais pas poussée à manifester l’amour nécessaire. ”
Voici les conclusions d’une étude relevées dans The Journals of Gerontology : “ La colère peut atteindre des sommets lorsqu’on s’occupe d’un malade. Parfois, elle engendre la violence ou des intentions de violence. ” De fait, les auteurs des travaux en question se sont aperçus que près de 1 garde-malade sur 5 craignait de devenir violent, et que plus de 1 sur 20 l’était.
“ Je me sens coupable ”
Beaucoup de gardes-malades souffrent d’un sentiment de culpabilité. (Ils se reprocheront par exemple d’être parfois en colère.) Ce sentiment peut les tarauder au point qu’ils estiment devoir déclarer forfait.
Dans certains cas, il n’y a pas d’autre solution que de confier le malade à un établissement spécialisé. Le garde-malade risque alors d’être profondément perturbé. “ Quand, finalement, nous avons dû mettre maman dans un hospice, j’ai eu l’impression de la trahir, de m’en débarrasser ”, raconte Joëlle.
Que le malade soit hospitalisé ou non, les siens ou ses amis risquent de se reprocher de ne pas en faire assez. “ Je déplorais souvent d’avoir aussi peu de temps, dit Elsa. Parfois, mon amie ne voulait pas me laisser partir. ” On peut également craindre de négliger ses autres responsabilités familiales, particulièrement si l’on passe de longues heures avec le malade à l’hôpital ou que l’on doive travailler davantage pour payer les frais supplémentaires. “ Je dois travailler pour aider mon mari à couvrir les dépenses, mais je me culpabilise parce que je ne suis pas avec mes enfants ”, confie une mère de famille.
De toute évidence, les auxiliaires de vie ont grand besoin de soutien, et ce plus encore après la mort du malade. “Ma responsabilité première [après la mort du malade] (...) est de tempérer les sentiments de culpabilité, souvent non exprimés, de l’auxiliaire de vie ”, dit le professeur Fredrick Sherman, de Huntington (État de New York).
Des sentiments de culpabilité gardés au fond de soi risquent de nuire au garde-malade comme au patient. Dès lors, comment un garde-malade peut-il les combattre ? Par ailleurs, quel soutien la famille et les amis peuvent-ils lui apporter ?
[Note]
a Certains prénoms ont été changés par souci d’anonymat.
[Encadré, page 5]
Soyez reconnaissant !
“ QUATRE-VINGTS pour cent des soins prodigués aux personnes âgées chez les particuliers le sont par des femmes ”, dit Myrna Lewis, maître assistant en médecine sociale à la faculté de médecine du Mont Sinaï (New York).
Lors d’une enquête menée auprès de femmes qui soignent un malade, 61 % ont dit ne recevoir aucune aide de la famille ni des amis. Et plus de la moitié (57,6 %) déploraient un manque de soutien affectif de la part de leur mari (The Journals of Gerontologyb). Dans Enfants cancéreux, Jeanne Bracken dresse ce constat : alors que le plus lourd du fardeau repose généralement sur les épaules de la mère, “ le père, lui, se retranche bien souvent dans son travail ”.
Reste que beaucoup d’hommes s’occupent d’un malade, précise le professeur Lewis. Par exemple, nombreux sont les maris dont la femme souffre de la maladie d’Alzheimer. Des hommes nullement immunisés contre les tensions qu’engendrent les soins à un être cher. “ Ces hommes sont peut-être les plus vulnérables de tous, poursuit Myrna Lewis, car ils sont en général plus âgés que leur conjoint et souvent eux-mêmes en mauvaise santé. (...) La plupart n’ont aucun savoir pratique dans ce domaine. ”
Les familles doivent se garder de la tendance à abandonner le fardeau sur les épaules d’une seule et unique personne qui semble bien s’en tirer. “ Souvent, un seul et même membre de la famille est promu auxiliaire de vie, parfois à plusieurs reprises dans son existence ”, lit-on dans Pensez au garde-malade ! (angl.). “ Il s’agit fréquemment de femmes qui prennent elles-mêmes de l’âge. (...) Les femmes sont généralement perçues comme celles à qui incombe ‘ naturellement ’ cette tâche (...), mais la famille et les amis ne devraient jamais considérer cela comme une obligation de leur part. ”
[Note de l’encadré]
b La gérontologie se définit comme l’“ étude des phénomènes liés au vieillissement de l’organisme humain ; étude de la vieillesse (sociologie, médecine) ”.
[Illustration, page 6]
Les gardes-malades ont besoin de soutien pour lutter contre la colère et les sentiments de culpabilité.