Une maladie bien réelle?
“JE SUIS allée d’un médecin à l’autre, raconte Priscilla, une victime du syndrome de fatigue chronique. On m’a fait des analyses de sang et on m’a posé des questions sur mon mode de vie. On m’a dit que tout allait bien et que je devrais essayer de voir un psychiatre. Aucun de ces médecins ne m’a prise au sérieux ni ne s’est intéressé à mes symptômes.”
Le cas est courant. Témoin ce constat fait l’année dernière par un médecin dans JAMA (Journal of the American Medical Association): “Les malades du syndrome de fatigue chronique avaient déjà consulté en moyenne 16 praticiens. La plupart s’étaient entendu dire qu’ils étaient en parfaite santé, qu’ils souffraient tout bonnement de dépression ou étaient trop stressés. Nombreux étaient ceux qu’on avait dirigés vers un psychiatre. Aujourd’hui, la situation s’améliore, mais très lentement.”
Comme le fait observer l’American Journal of Medicine, le syndrome de fatigue chronique pose des problèmes bien particuliers: “Il est extrêmement difficile de soigner des malades qui ont l’air en bonne santé et pour lesquels tant l’examen physique que les analyses biologiques ne révèlent rien d’anormal. Le mal est fréquemment associé à de mauvaises relations avec le conjoint ou d’autres membres de la famille, ou bien avec l’employeur, un enseignant, un médecin ou une compagnie d’assurances.”
Pour les médecins, la difficulté tient au fait que la fatigue est un symptôme courant. “Si un médecin touchait 1 dollar chaque fois qu’un patient se plaint d’être fatigué, il pourrait s’arrêter de travailler”, a écrit une rédactrice médicale. Mais, de toute évidence, sur le nombre de ceux qui se plaignent d’être fatigués, seule une petite minorité souffre du syndrome de fatigue chronique. Dès lors qu’il n’existe aucun test permettant de diagnostiquer la maladie, comment le médecin peut-il la reconnaître?
Une définition du syndrome de fatigue chronique
En mars 1988, le Centre américain d’épidémiologie (C.D.C.) a publié dans les Annals of Internal Medicine une série de signes et de symptômes concomitants du syndrome de fatigue chronique (voir l’encadré page 7).
Les deux principaux critères sont 1) un accès de fatigue qui persiste plus de six mois et entraîne une diminution de 50 % du volume d’activité du patient, et 2) l’exclusion de toute autre affection organique ou psychiatrique susceptible d’être à l’origine des symptômes. Toutefois, pour que soit posé le diagnostic du syndrome de fatigue chronique, le patient doit en plus présenter 8 des 11 symptômes décrits comme des critères secondaires ou bien 6 de ces 11 symptômes ainsi que 2 des 3 symptômes figurant sur la liste des critères physiques.
En d’autres termes, les personnes qu’on estime atteintes du syndrome de fatigue chronique sont gravement malades et pour longtemps. Le C.D.C. a tenu à donner du syndrome de fatigue chronique une définition très restrictive afin d’en identifier clairement les malades. Les individus qui présentent des formes moins graves du syndrome sont pour l’instant exclus de cette définition.
Est-ce de la dépression?
Des médecins affirment que les malades du syndrome de fatigue chronique souffrent en réalité de dépression et d’autres troubles d’ordre psychologique. Qu’en penser? Présentent-ils les symptômes classiques de la dépression?
Il est exact que nombre de ces patients souffrent de dépression. Mais, comme le fait remarquer le docteur Kurt Kroenke, professeur à la faculté de médecine de Bethesda (États-Unis), “qui d’entre nous ne serait pas déprimé s’il devait rester fatigué un an ou plus?” Toute la question est donc de savoir si la dépression est la cause du syndrome de fatigue chronique ou si elle en est la conséquence.
Voilà qui est souvent difficile à déterminer. Un médecin peut très bien s’attacher au second critère principal (la nécessité d’exclure les affections psychiatriques susceptibles d’être à l’origine des symptômes) et estimer que le patient souffre de dépression et non d’une maladie organique. Or, dans de nombreux cas, ce diagnostic ne s’avère pas satisfaisant.
Voici en effet ce qu’écrit une revue médicale (The Cortlandt Consultant): “La meilleure preuve de la nature ‘organique’ du syndrome de fatigue chronique est son déclenchement brutal dans 85 % des cas. La majorité des patients racontent que la maladie s’est déclarée un jour précis sous la forme d’un syndrome pseudo-grippal: fièvre, [mal de gorge, inflammation des ganglions, douleurs musculaires] et autres symptômes associés.” Les médecins qui s’occupent de malades du syndrome de fatigue chronique sont convaincus que souvent la dépression n’est pas la cause des symptômes.
“En comparant les cas, nous avons été frappés par le fait que la plupart des patients ont dit avoir été en parfaite santé, pleins de vitalité, et avoir mené une vie productive jusqu’au jour où ils ont contracté un rhume, une grippe ou une bronchite qui ne s’est jamais guéri”, témoigne le docteur Anthony Komaroff, chef du service de médecine générale du Brigham and Women’s Hospital de Boston (États-Unis). “Les symptômes qui pouvaient passer pour psychologiques — dépression, malaises, troubles du sommeil, etc. — ne sont apparus qu’avec la maladie.”
Le dépressif type se désintéresse de tout. Or, comme l’explique le docteur Paul Cheney, “ces patients font tout le contraire. Ils veulent absolument savoir ce que signifient leurs symptômes. Ils sont hors service; ils sont incapables de travailler; beaucoup sont pétrifiés de peur. Mais ils ne se désintéressent nullement de ce qui se passe autour d’eux”.
Inflammation des ganglions, fièvre, nombre anormal de globules blancs, infections respiratoires à répétition, douleurs musculaires et articulaires, et surtout un malaise accompagné de douleurs musculaires qui peut apparaître à la suite d’un effort même modéré — voilà autant de symptômes étrangers au syndrome dépressif.
Le poids des données les plus récentes
Dans le numéro du 6 novembre 1991 de JAMA, on lisait: “Les conclusions préliminaires d’une étude en cours sur des patients qui répondent aux critères du syndrome de fatigue chronique établie par le C.D.C. montrent que la plupart d’entre eux ne souffrent ni de dépression ni d’un quelconque trouble psychiatrique.”
Dans ce même numéro, le docteur Walter Gunn, qui a suivi de près les recherches du C.D.C. sur le syndrome de fatigue chronique, expliquait: “Contrairement à ce que bon nombre de médecins auraient pu croire, à savoir que tous les patients [étudiés] étaient dépressifs, nous avons constaté que seuls 30 % d’entre eux présentaient des signes évidents de dépression au moment où leur fatigue s’est installée.”
En fait, il peut même exister des différences physiologiques entre de nombreux malades du syndrome de fatigue chronique et les dépressifs. “Les personnes qui souffrent de dépression grave ont souvent un sommeil paradoxal perturbé, alors que chez [les fatigués chroniques], c’est le sommeil lent qui est perturbé”, révèle une revue médicale (The Female Patient).
Le numéro du 20 décembre 1991 de Science évoquait une autre découverte significative, à savoir que “les malades du syndrome de fatigue chronique présentent des taux anormaux de certaines hormones du cerveau”. “Même si les différences avec les sujets témoins étaient faibles, les malades atteints du syndrome montraient systématiquement des taux de cortisol (hormone stéroïde) abaissés et des taux d’A.C.T.H. (hormone adrénocorticotrope sécrétée par l’hypophyse) élevés, soit exactement le contraire de ce qui se passe en cas de dépression.” — C’est nous qui soulignons.
Et si le syndrome de fatigue chronique était une maladie à part entière?
Le milieu médical est sceptique devant les affections qu’il ne comprend pas. Ainsi en est-il du syndrome de fatigue chronique. “Notre profession est imprégnée de scepticisme, a écrit le docteur Thomas English. Il est aujourd’hui de bon ton pour un médecin intelligent et sagace d’exprimer un sain scepticisme.” Mais, demande-t-il, ce scepticisme est-il sain pour le patient “si le syndrome de fatigue chronique est une maladie bien réelle”? À ceux de ses confrères qui font preuve d’un tel scepticisme il pose la question: “Et si vous vous trompez, quelles en sont les conséquences pour vos patients?”
Le docteur English est lui-même atteint du syndrome de fatigue chronique, et l’appel qu’il a adressé à ses confrères a été publié l’année dernière dans JAMA. Les incitant à se mettre à la place du malade, voici comment il a décrit le syndrome:
“Vous attrapez ‘un rhume’ et votre vie s’en trouve irrémédiablement affectée. Vous n’arrivez plus à penser clairement (...). Certains jours, lire le journal ou suivre l’intrigue d’un film vous demande des efforts considérables. C’est comme un décalage horaire dont vous ne parviendriez pas à vous remettre. Vous longez craintivement la vallée ténébreuse du royaume de la maladie où vous évoluiez naguère avec assurance. Les myalgies [douleurs musculaires] vous lancent dans tout le corps. Les symptômes vont et viennent, s’amplifient et s’atténuent. (...) Vous pourriez, vous aussi, avoir des doutes sur certains symptômes, si vous n’aviez pas parlé à d’autres malades (...) ou à des médecins ayant déjà vu des centaines de cas similaires. (...)
“J’ai discuté avec des dizaines de malades qui, venus chercher de l’aide auprès de notre profession, sont repartis humiliés, furieux et inquiets. Alors que leur corps leur disait qu’ils étaient malades, les médecins, par leurs considérations psychosomatiques, les ont plongés dans l’inquiétude et la colère au lieu de les rassurer. Ils en ont conclu que les médecins ne comprenaient pas grand-chose à la situation. (...) Faut-il nier la réalité de symptômes sous prétexte qu’ils nous déroutent? Sommes-nous sûrs que nos tests de laboratoire sont capables de détecter les nouvelles maladies aussi bien que les anciennes? La méfiance envers les idées nouvelles est vieille comme le monde; ses conséquences néfastes aussi.” — JAMA, 27 février 1991, page 964.
L’importance de reconnaître la réalité de la maladie
“Les médecins qui prennent le temps de discuter avec des malades atteints du syndrome de fatigue chronique entendent toujours le même récit; un classique, a fait remarquer le docteur Allan Kind, spécialiste des maladies infectieuses. Je peux vous assurer que le syndrome de fatigue chronique est une maladie bien réelle.”
De plus en plus de médecins partagent cet avis. D’où cette recommandation du Female Patient: “Jusqu’à ce qu’un diagnostic précis soit établi et qu’un traitement approprié soit trouvé, le médecin a le devoir de dire à ces patients qu’ils sont atteints d’une maladie bien réelle, que ce n’est pas ‘dans leur tête’ que cela se passe.”
Confirmer à un patient qu’il est atteint d’une maladie réelle peut lui faire un bien considérable. Une femme à qui son médecin venait de révéler qu’elle souffrait du syndrome de fatigue chronique a dit: “Les larmes me sont montées aux yeux.” Elle a été soulagée au plus haut point d’entendre le médecin attester la réalité de sa maladie, lui donner un nom.
Mais quelle est la cause du syndrome de fatigue chronique? Que révèlent les recherches?
[Encadré, page 7]
Critères de diagnostic pour le syndrome de fatigue chronique
Critères principaux
1. Accès de fatigue qui persiste plus de six mois et entraîne une diminution de 50 % du volume d’activité du patient
2. Exclusion de toute autre affection organique ou psychiatrique susceptible d’être à l’origine des symptômes
Critères secondaires
Ces symptômes doivent apparaître à la suite d’un accès de fatigue
1. Légère fièvre
2. Mal de gorge
3. Ganglions douloureux
4. Faiblesse musculaire généralisée
5. Douleurs musculaires
6. Fatigue prolongée après exercice
7. Maux de tête
8. Douleurs articulaires
9. Troubles du sommeil
10. Troubles neuropsychologiques, tels que pertes de mémoire, confusion, difficultés de concentration, dépression
11. Déclenchement brutal (de quelques heures à quelques jours)
Critères physiques
1. Légère fièvre
2. Inflammation de la gorge
3. Ganglions palpables ou sensibles
[Illustration, page 8]
Les médecins doivent être suffisamment perspicaces pour faire la différence entre une dépression et le syndrome de fatigue chronique.